Nos enfants

Beaucoup de questions de bioéthique touchent aux techniques de reproduction médicalement assistée. Et ces questions-là, elles touchent souvent à comment nous concevons nos familles, et nos liens familiaux. Ce qui les rend solides, ce qui nous construit, ce qui peut-être nous entrave. Là, c'était le moment de mon billet dans le Bulletin des médecins suisses, et il y avait un article sur la gestation pour autrui. Un article très critique, qui soulevait quelques points utiles mais qui ne touchait pas vraiment le fond du problème. Alors j'ai écrit un commentaire sur ce que ce sujet a de plus fondamental: la filiation.

La photo, c'est un bout de contexte personnel. Au passage, elle contient une erreur. J'étais émue en l'écrivant. Si vous la trouvez, donnez la réponse dans les commentaires. En attendant, je vous mets le texte, l'original est ici.

"Que veut dire être l’enfant de quelqu’un, ou le parent de quelqu’un ? Habituellement, la réponse a trois composantes. 

La première est la filiation génétique. Nos enfants sont génétiquement apparentés à nous. Nous leur transmettons nos caractéristiques héréditaires. C’est l’élément en jeu lorsqu’un enfant né d’une relation extra-conjugale veut connaître son 'vrai père'.
 

La deuxième filiation est gestationnelle. La mère de l'enfant va le porter, le nourrir dans son corps pendant son développement. Le père va vivre la grossesse autrement qu'elle, forcément, mais ce sera pour lui aussi une des manières d'être le père de son enfant. C’est cette filiation qui pose problème lors de la gestation pour autrui.
 

La troisième filiation est sociale ou éducative. Les parents subviennent aux besoins de l'enfant et à son éducation. Ils sont responsables de son bien-être et des conditions de son développement. Ils lui enseignent des manières d'aborder la vie, des valeurs. Ils forment une famille. Lorsque les parents ont des biens, les enfants en héritent à leur mort. C’est l’élément en jeu dans l’adoption.
 

Dans la plupart des cas, ces formes de filiation co-existent dans les mêmes personnes. Dès que ce n’est pas le cas, nous devenons perplexes. Les situations de gestation pour autrui, commentées dans ce numéro sous l’angle « théologico-éthique », sont parmi les cas qui donnent lieu à cet inconfort.
 

Cet inconfort ne nous dit pas quoi faire. L’adoption sépare les filiations et génère le même type d’inconfort. « Avez-vous des enfants, non je veux dire des enfants vraiment à vous ? » La séparation des filiations, ça nous dérange. Pourtant personne ne songerait à interdire l’adoption. Où sont, dès lors, les vrais problèmes ? Les cas discutés dans l’article de la Dre Schliesser indiquent des pistes de réflexion. Certains, comme la mise aux enchères d’un nouveau-né, sont choquants mais déjà interdits par des lois existantes. Ce qui nous heurtent dans ces histoires c'est le risque que les enfants n’aient pas accès à leurs origines, ou que des parents manquent à leur devoir, ou que les uns ou les autres se retrouvent exploités,
 

Connaître ses origines fait partie de la construction de notre identité. C’est la raison pour laquelle le droit suisse garanti le droit de les connaître. Nous interdisons que le don de gamètes soit anonyme. Nous interdisons aussi l’accouchement sous X. Dans la même logique, la gestation pour autrui devrait s’accompagner du droit de connaître la mère de gestation. Inconfortable ? Certainement. Cela constituerait justement pour cette raison un garde-fou intéressant. Avoir recours à une personne exploitée dans un pays qui les protège mal aurait pour conséquence des conversations difficiles avec son enfant plus tard. Dans les pays où les femmes qui acceptent la gestation pour autrui sont mieux protégées, ne pas être entièrement oubliées par la famille après la naissance fait souvent partie de leurs espoirs.
 

Un parent qui abandonne son enfant, quelle que soit la manière dont cet enfant est venu au monde, oui c’est un problème. Vis-à-vis de l’enfant, et aussi vis-à-vis des autres parents. Si l’engagement comme parent d'intention dans un processus de gestation pour autrui est un projet parental, ce projet doit être pris au sérieux. Il doit comporter les mêmes devoirs que pour tout autre parent. Des parents qui manquent à leurs devoirs, ou qui cherchent à imposer aux autres parents des conditions indécentes, oui cela existe. Cela existe depuis bien plus longtemps que la procréation médicalement assistée ou la gestation pour autrui. Nous devons pouvoir appliquer les mêmes exigences ici.
 

Ces mesures ne sont pas a priori impossibles. Elles ne constituent donc pas si clairement une raison d’interdire la gestation pour autrui. Elles nous obligent cependant à faire face à des questions dont nous aimerions mieux qu’elles n’existent pas. Et ça, oui c’est inconfortable…"

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Billet d'archives: L'âge des promesses non tenues

Lorsque j'ai écrit ce billet il y a bientôt un an, le titre n'avait rien d'ironique. Maintenant, un peu plus quand même. Entre temps, Donald Trump, un homme qui jusqu'ici n'a pas brillé en tenant ses promesses, a gagné l'élection présidentielle américaine. Il l'a fait en se basant largement sur les électeurs blancs. En fait, ce sont même les blancs plutôt riches qui ont voté pour lui. Et les blancs américains, riches ou pas, ils sont nombreux à ne pas aller très bien depuis un certain temps déjà.

Pas qu'ils se portent moins bien que les minorités ethniques, ça non. Mais ils sont en perte de statut et ce n'est pas une chose anodine. Vous voyez la ligne rouge qui s'échappe des autres? C'est la mortalité des blancs américains, comparés aux hispaniques et aux citoyens de quelques autres pays. Avec un regard de médecin, cette ligne ressemble à une voiture qui sort de la route. La mortalité de tous diminue, et la leur elle augmente. Ils ne vont pas bien, je vous dis. Ce sont eux dont je vous parlais ici:

"Ce sont deux économistes qui ont signé ce papier, mais ils y parlent en fait de santé publique. Anne Case et Angus Deaton, le second tout fraîchement adoubé d’un prix Nobel d’économie, décrivent avec une sobre rigueur ce qui pourrait représenter les premières lignes d’une tragédie moderne. Après des années de recul, la mortalité a augmenté chez les Américains blancs âgés de 45 à 54 ans. Ce revers démographique ne touche ni les autres pays riches, ni les autres tranches d’âge, ni les autres groupes ethniques américains. Les Américains noirs par exemple ont toujours une mortalité plus élevée que celle de leurs concitoyens, mais elle continue tranquillement de diminuer. Non, ce sont les blancs parvenus à ce qui devrait être la moitié de leur vie qui sont ainsi touchés, prématurément, par un surcroît de décès. Cette conclusion a survécu à un barrage de critiques méthodologiques dont les plus pertinentes touchaient à la taille de l’effet : l’effet, lui, est bel et bien là.

C’est très impressionnant, ce genre de virage dans une grande tendance. Ça n’arrive pas si facilement. On l’avait vu en URSS, lorsqu’elle existait encore, sur les trois décennies qui en ont précédé la chute. Le signe, avaient déjà dit certains, d’une société qui ne tient plus vraiment ensemble. Cette fois aussi ce sont de grands nombres qui sont concernés par cette surmortalité. Les auteurs font un rapide calcul : si la mortalité de cette tranche d’âge était restée à son niveau de 1998, ce sont 96 000 décès qui auraient été évités. Si elle avait continué de chuter au même rythme qu’entre 1979 et 1998, on serait arrivé à un demi-million de morts en moins. Un taux comparable au total des morts américains du VIH jusqu’en 2015. 

Les causes de décès sont impressionnantes elles aussi. En gros, ces personnes meurent de leur propre main. Le cancer pulmonaire ou le diabète ne tuent pas plus qu’avant : ce sont les suicides, les maladies chroniques du foie et surtout les empoisonnements qui ont augmenté.

L’interprétation des auteurs ? Ces personnes décèdent parce que l’histoire les a mises au placard. Ces décès touchent surtout les personnes les moins éduquées, qui meurent à présent 4,1 fois plus dans la même tranche d’âge que leurs concitoyens les plus éduqués. D’autres études montrent une chute simultanée de la santé mentale, de la capacité au travail, et une augmentation de la prévalence de la douleur physique. Des contrôles plus stricts sur la prescription d’opiacés ont conduit certains patients vers l’héroïne de rue. Vient s’ajouter à cela une augmentation de la précarité matérielle depuis 2008. Les délocalisations, le chômage sans filet social. Une sorte d’épidémie, donc, mais pas dans le sens usuel. Une population qui perd le fil de son histoire et voit son avenir se fermer. Une génération éduquée dans le « rêve américain », convaincue de pouvoir améliorer sa vie à force d’effort, pour qui ce récit ne fonctionne plus comme auparavant. Pour eux, le réveil déchante sans doute plus que pour des minorités ethniques d’emblée plus lucides. Une génération qui endure à nouveau la douleur physique sans aide réelle, et succombe à l’addiction. C’est l’âge des promesses non tenues.

Les auteurs, à la fin, sont prudemment optimistes. La douleur et l’addiction sont difficiles à traiter, mais méritent des efforts importants. La perte du récit de sa vie, en revanche, sera plus difficile à aborder. En Europe, nous ne sommes apparemment pas touchés. Nos filets sociaux et nos services publics nous permettent une vie plus sûre, un avenir moins angoissant. Notre faible mobilité évite que le déracinement ne vienne s’ajouter à la marginalisation. Un environnement de travail plus humain, une histoire en dehors du travail, tout cela est protecteur. Une conclusion à laquelle la science économique ne nous avait pas habitués…" 



Cet optimisme -prudent il est vrai- sur l'Europe fait plaisir à entendre, mais ce n'est pas du tout dit qu'il soit justifié. Si quelqu'un a des chiffres sur la question, merci de les indiquer dans les commentaires. Mais les chiffres ne sont pas tout. Si l'on retient de l'histoire la 'perte du récit de sa vie', on la croise pourtant: moins souvent qu'aux Etats-Unis, c'est vrai, moins souvent aussi que dans d'autres pays d'Europe. On la croise pourtant: trop souvent, et tout autour de nous.

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