Reprenons!

Parfois on n'a juste pas le temps de bloguer et le temps passe. Mais là vous êtes plusieurs à m'avoir rappelée à l'ordre et puis l'actualité est simplement irrésistible.

Donc, reprenons.

Là, le truc qui me démange le plus est une nouvelle qui nous vient d'outre-Atlantique. Le patron de Turing Pharmaceuticals, un jeune manager dont on précise que c'est un ancien des hedge-funds, a récemment "acquis la Pyrimethamine", un médicament utilisé pour soigner la toxoplasmose, entre autres chez les personnes atteintes du VIH. Ce n'est pas si clair que ça, ce que signifie cette acquisition, parce que c'est un vieux médicament dont le brevet est échu depuis longtemps. Du jour au lendemain, pourtant, il en a fait passer le prix de $13.5 à $750 par comprimé. Oui, vous avez bien lu, pas d'oubli de virgule là dedans, on a multiplié le prix par 55. Une indignation générale s'en est bien sûr suivi.

Le plus intéressant dans cette histoire, c'est qu'elle n'est en fait pas du tout isolée. Sur plusieurs fronts, les prix des médicaments sont en augmentation. Certains exemples, comme celui du Sofosbuvir contre l'hépatite C, concernent des médicaments nouveaux et très efficaces. D'autres sont, dirons-nous, moins efficaces. Certains, comme la Pyrimethamine, ne sont pas nouveaux. Ici, il a été possible d'augmenter le prix à ce point parce qu'il a été possible d'acquérir le contrôle sur la chaine de production et ainsi maintenir une rareté qui n'aurait en fait pas lieu d'être. En fait, contrôler la production rend l'accès à la molécule difficile pour ceux qui voudraient en faire un générique. Ils peuvent la fabriquer, mais ils ne peuvent ensuite pas si facilement en démontrer l'équivalence avec la formule d'origine. Du coup, ils ne peuvent pas avoir d'autorisation de mise sur le marché. Pour le propriétaire du médicament original, c'est une sorte de prolongation du monopole qui devient possible bien au-delà de la protection par le brevet d'origine.

Alors oui, parfois le développement d'un nouveau médicament coûte tellement cher que dégager même un bénéfice modeste va nécessiter un coût de vente élevé. On pourrait débattre de ces cas aussi mais pour maintenant laissons-les de côté. Les cas qui ont été critiqués ces dernières années ne sont pas comme ça. La Pyrimethamine, et d'autres médicaments en situation semblable, semblent vraiment être vendus au prix le plus élevé que le marché pourra prévisiblement supporter. Du coup, cela ressemble carrément à du racket: "Vous avez besoin de ce truc, nous l'avons, passez la monnaie." Les fabricants qui tentent de se racheter de la réputation en réservant une part de ces médicaments désormais de luxe aux démunis ressemblent sous cet angle de plus en plus à des parrains de la mafia qui feraient la charité aux pauvres.

Il y a eu beaucoup de réactions à cette nouvelle. Certaines sont sur un site anglophone de philosophie auquel j'ai contribué un billet que je vous traduis en partie ici. La réaction la plus facile est évidemment de blâmer les personnes qui ont décidé de ces augmentations de prix. L'indignation a ici été telle que le patron de Turing a annoncé deux jours plus tard qu'il revenait sur sa décision et que le nouveau prix "serait plus modeste". Aucun montant n'a apparemment été révélé. Mais blâmer le décideur n'est que la réaction la plus immédiate. Il est plus intéressant de se demander comment une telle chose est devenue possible. Une partie de la réponse est que, même si nous sommes d'accord que faire du profit en découvrant, en développant, et en vendant un médicament est légitime, nous n'avons jamais vraiment clarifié d'où en sortait la justification. Peut-être que nous approuvons ce profit parce que nous pensons que les efforts et la créativité qu'impliquent le développement d'un nouveau médicament mérite une rémunération. Peut-être que nous considérons que la manufacture de ce médicament, lui aussi, mérite un paiement. Peut-être sommes-nous prêts à payer pour la valeur ajoutée que le médicament apporte par rapport aux alternatives. Peut-être que nous ne considérons en fait pas (seulement) le mérite, mais plutôt les conséquences: nous voulons donner un incitatif pour le développement d'innovations thérapeutiques. Peut-être voulons-nous aussi permettre que l'accès aux traitement médicaux dont nous avons besoin nous reste garantis par le moteur que représente le profit.

Ce qui est fascinant dans cette histoire de la Pyrimethamine, et dans d'autres cas semblables, c'est à quel point c'est évident que ces justifications ne marchent pas. Il est très clair que tout effort investi dans le développement de ce médicament a depuis longtemps été récompensé. Tout profit qui en découle désormais n'est pas mérité dans ce sens là. La fabrication coûte certainement encore de l'argent, mais elle ne peut clairement pas justifier un prix aussi élevé. La valeur ajoutée est elle aussi absente: c'est le même médicament qu'avant, après tout. Finalement, loin de protéger l'accès, la stratégie du fabricant semble ici faite exprès pour le limiter.

Pourtant, selon toute apparence, cette décision est parfaitement légale. Voilà donc une situation où notre confusion collective a des coûts réels. Des coûts financiers, et aussi des coûts humains. Car d'une part, nous consentons collectivement à ce que l'on puisse créer la rareté et ainsi demander des prix élevés. D'autre part cependant, nous restons des êtres pourvus de besoins vitaux. Autoriser la vente à n'importe quel prix des produits qui répondent à un besoin vital, c'est autoriser notre propre prise en otage. C'est vrai dans les cas comme celui d'aujourd'hui, mais pas seulement. Et si cela ne nous plait pas, il va falloir nous organiser autrement.

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