La médecine au service du reste de la vie

Cette fois, j'ai fait mon billet dans la Revue Médicale Suisse sur une des situations fréquemment référées en consultation d'éthique. Depuis quelques temps, je fais partie des deux équipes de consultation à Genève et Lausanne et la comparaison ne fait que confirmer que voilà des cas où les difficultés sont récurrentes. Comme d'habitude, je vous met le lien ici. Dites-nous ce que vous pensez.

"Les cas référés à une consultation d’éthique sont tous différents, bien sûr. Néanmoins, il existe aussi des schémas récurrents et, au fil des consultations, certains messages reviennent. Les plus fréquents sont, en apparence du moins, les plus simples. Le plus important est sans doute celui-ci : La médecine sert à rendre possible le reste de la vie. Cette idée, le philosophe américain Norman Daniels s'en est servi dans les années 1980 pour justifier l'accès universel aux soins de santé. Si nous devons garantir l’accès de tous à des soins équitables, disait-il, c’est parce qu’une société juste doit permettre à tous l’accès à un éventail suffisant de futurs possibles. La maladie, ça ferme des portes. La médecine, ça doit les rouvrir. C’est une des clés de nos systèmes de santé : la médecine sert à rendre possibles nos choix de vie.

A lit du malade également, cette phrase se révèle être un sésame. « Jusqu'où aller ? » demande-t-on dans plus de la moitié des consultations d'éthique clinique. Les détails varient beaucoup d'un cas à l'autre, mais l’enjeu est toujours le même. Lorsqu’une personne doit se confier à la médecine, c’est pour obtenir quelque chose. Dans le même temps, cela dit, la médecine peut représenter un fardeau, demander des renoncements, ne pas tout permettre. Il s’agit de regarder cela en face. D’identifier le point où les possibilités que nous ouvrons au patient s’amenuisent, où elles deviennent plus petites que celles que nous entravons. Il s'agit donc, là aussi, de se rappeler que la vie ne se résume pas à la santé mais que c'est la santé qui doit permettre la vie. Que signifie permettre la vie ? Quelles en sont, pour ainsi dire, les composantes ? Depuis longtemps, des philosophes s’intéressent à la vie bonne, au bien-être, ou au bonheur. Une des approches contemporaines, que l’on doit à Martha Nussbaum et Amartya Sen, décrit ainsi les capabilités ou libertés substantielles, dont chacun doit pouvoir disposer pour pouvoir vivre une vie pleine et entière :

1. Une vie de longueur normale et de qualité suffisante
2. La santé physique y compris la possibilité de se nourrir, de s’abriter
3. L’intégrité physique qui inclut la liberté de mouvement, la sécurité contre la violence, la satisfaction sexuelle et la liberté reproductive
4. La perception, l’imagination, la pensée, la possibilité de faire usage de son esprit d’une manière pleinement humaine, cultivée par une éducation suffisante et protégée par la liberté d’expression et de religion.
5. Les émotions, la possibilité d’avoir des liens avec des choses et des personnes hors de soi, d’aimer et de regretter, de vouloir, d’être reconnaissant ou indigné.
6. La raison pratique, ou la capacité de former une conception du bien et de planifier sa vie, ce qui inclut la liberté de conscience.
7. L’affiliation, la possibilité de vivre avec et pour d’autres, de s’engager pour d’autres humains, de s’imaginer à leur place, mais aussi les bases sociales du respect de soi et la protection contre la discrimination et l’humiliation
8. La capacité à vivre avec d’autres espèces animales ou végétales, et le monde de la nature.
9. Le jeu, rire et s’amuser
10. Le contrôle sur son environnement politique et matériel.

Se rappeler ces dimensions, c’est élargir le regard. C’est se rappeler que plutôt que de nous demander « Jusqu’où aller ? », on a meilleurs temps de se demander « Que pouvons-nous offrir, et qu’allons-nous empêcher ? » Ensuite, évidemment, les priorités de chacun compteront. Il s’agira de savoir si ce que l’on peut offrir vaut la peine, si le sacrifice demandé est acceptable. Mais poser la question ainsi, c’est déjà un pas dans la bonne direction."

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Couverture des soins dentaires

Pourquoi devons-nous tous avoir un accès équitable aux soins de santé? Les réponses varient. Peut-être que c'est simplement un droit, d'avoir accès aux moyens de la médecine quand on est malade et qu'on en a besoin. Peut-être sommes-nous simplement des gens bien, ou alors nous reconnaissons les déclarations de l'OMS, et les textes de droit international qui semblent bel et bien garantir une forme de droit à la santé. Peut-être, si nous voulons être plus précis, qu'en fait le droit d'accès aux soins de santé est ancré dans une idée politique plus large. Nous reconnaissons dans nos sociétés l'importance de l'égalité d'opportunité. Chacun doit avoir accès à un éventail suffisant de futurs ouverts. Les métiers, les positions sociales, doivent être ouvertes au mérite. Chacun doit pouvoir faire des choix, s'investir, et avoir sa chance. Or justement, la maladie, ça ferme des portes. Si nous pensons que chacun doit avoir accès à des futurs ouverts, alors nous devons faire ce que nous pouvons pour écarter la maladie des malades: donner accès à la médecine. Ainsi argumentait le philosophe américain Norman Daniels dans les années 80. Finalement, avoir une assurance c'est prudent. Les coûts de notre santé individuelle, on ne sait pas les prévoir. Si on se met tous ensemble, en revanche, là on peut prévoir les coûts et les partager.

En Suisse, l'accès aux soins, on a. C'est donc que l'on accepte ces arguments. Il y a cependant deux hics. Le premier c'est que les coûts-patients sont assez élevés pour annuler l'accès aux soins pour une partie de la population. Pas un détail, ça. Le deuxième hic, c'est les soins dentaires. Pas couverts. L'accès à la médecine, on y croit, mais apparemment l'accès à la médecine dentaire on n'y croit pas.

Pourquoi? En fait, la vraie raison est probablement très pragmatique. Être couvert par l'assurance maladie, ça veut aussi dire subir un droit de regard. Pas dit que nos collègues dentistes aient voulu de cela à l'heure où nos collègues médecins l'ont accepté.

Si on examine les arguments pour l'accès aux soins tout court, cela dit, eh bien ils marchent aussi pour les soins dentaires. Avoir de mauvaises dents, pour commencer, c'est mauvais pour la santé du corps entier. Ensuite, avoir des dents laides ou manquantes, ça aussi ça ferme des portes. Si cela arrive quand on est jeune et qu'on cherche son premier emploi, la bifurcation qui sera prise peut affecter ensuite le reste de l'existence. Bon, il y a quand même une raison de ne pas couvrir les soins dentaires me direz-vous peut-être: la prévention fonctionne et il suffit de bien se soigner les dents! Sauf que...la prévention passe elle aussi par la case du dentiste. Sans moyens suffisants, pas de contrôle et pas de détartrage, pas de prévention véritablement efficace donc.

Vu comme ça, la proposition vaudoise de payer une partie des frais dentaires en taxant les sodas, c'est vraiment une excellente idée. Si en plus un des résultats était de faire baisser la consommation de sodas, pour la santé ce serait évidemment très bien aussi. Et comme le projet prévoit une taxe à la consommation, elle pèserait plus lourd sur les petits budgets. Horreur, me direz-vous! Sauf qu'il s'agit d'un produit clairement nocif et dont la consommation est entièrement facultative. Un effet plus lourd sur les personnes de revenu modeste aurait pour effet une protection plus grande de leur santé par rapport aux autres groupes sociaux. Paternaliste? Peut-être. Mais si c'est si terrible de vouloir orienter les choix des personnes à coup de moyens financiers, vous me rappelez pourquoi on tient tellement à ce que les coûts patients soient aussi élevés, finalement?

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