Billet d'invité d'Alex Mauron: Science inconfortable

1828.

La saignée, thérapeutique jadis brocardée par Molière, jouit au début du 19e siècle d’un regain d’autorité médicale car elle est préconisée par une sommité française de l’époque, François-Joseph Victor Broussais. Ce médecin, dont le nom est associé à un ancien hôpital parisien, s’était fait le défenseur enthousiaste de la saignée par application de sangsues. Cette procédure devait soulager l’état d’inflammation des organes qui, selon Broussais, était à l’origine de nombreuses pathologies. Or cette année-là, Pierre-Charles Alexandre Louis, un médecin champenois moins célèbre, publie un mémoire où il remet en doute l’efficacité de la saignée dans le traitement des pneumonies. Il base ses conclusions sur une « méthode numérique » inédite. Clinicien aux observations nombreuses et méticuleuses, Louis calcule la mortalité et la durée des symptômes chez des groupes de malades de pneumonie soumis à différents régimes de saignée mais aussi homogènes que possible par ailleurs. Il en conclut que la saignée n’a le plus souvent pas d’effet favorable.

Louis a contribué à préciser la notion même de preuve en thérapeutique médicale. Face à la diversité des patients et de leurs évolutions individuelles, il faut comparer des groupes de patients atteints d’une maladie définie, recevant des traitements différents mais dont on contrôle les autres facteurs de variabilité. De plus, la notion de population est incontournable quand on cherche à prédire un effet ou son absence car la certitude en médecine ne peut être approchée qu’en raisonnant en termes de groupes. Ce détour par la pensée populationnelle pour obtenir des connaissances applicables au patient individuel était une innovation déroutante pour les médecins de l’époque, habitués à penser leur savoir en termes d’expérience accumulée au contact d’une foultitude de patients à l’individualité irréductible. C’est cette expérience essentiellement individuelle qui fondait selon eux l’autorité et la crédibilité du médecin plutôt qu’une démarche calculatrice et froidement statistique. Un autre argument apparaît, qui aura une longue postérité : le temps mis à obtenir des preuves par la méthode numérique retarderait les soins à donner aux patients sur la base de l’impératif hippocratique de faire le bien du patient ici et maintenant (jadis comme aujourd’hui, Hippocrate est une référence morale à l’élasticité remarquable).

La démarche de Louis est un moment important dans l’évolution de la médecine vers une pratique aux fondements scientifiques. Elle constitue un premier pas de l’evidence based medicine face à l’eminence based medicine, la médecine fondée sur les preuves plutôt que sur l’éminence, c’est-à-dire le prestige et l’autorité du médecin solidement ancrée dans un système fortement hiérarchisé. Or comme c’est souvent le cas en temps de crise, les incompréhensions et les tentations de retour en arrière refont surface à notre époque de pandémie.

2020.

Près de deux siècles après Pierre-Charles Alexandre Louis, la méthodologie des essais cliniques a fait des progrès considérables. Ses fondements théoriques, encore rudimentaires du vivant de Louis, ont mis en évidence l’importance des essais randomisés contrôlés dans l’obtention de résultats fiables. Ceux-ci permettent d’étayer la validité d’un nouveau traitement mais aussi d’éliminer des traitements inefficaces ou nuisibles, comme l’avait fait Louis en son temps. Or la pandémie actuelle renforce l’urgence de trouver des traitements et des vaccins, ce qui accroît la tentation de prendre des raccourcis par rapport à la rigueur méthodologique. Concernant le Covid-19, on assiste désormais à une avalanche d’essais cliniques annoncés, ou publiés sous forme de rapports préliminaires soumis à la critique des journalistes et de Twitter, ou enfin sous forme d’articles ayant passé le contrôle du peer review et publiés dans des revues sérieuses. Tout récemment, des chercheurs canadiens ont mis au point une base de données colligeant toutes les études cliniques concernant le Covid-19 enregistrées dans les répertoires nationaux et internationaux . Au 21 avril, leur nombre dépassait les 500. Certes, de très nombreux chercheurs se mobilisent autour d’une crise de santé globale absolument prioritaire. Certaines études sont coordonnées à grande échelle, avec une méthodologie solide. Mais derrière ce chiffre impressionnant, il y a probablement aussi une fragmentation de l’effort de recherche entre un grand nombre d’études sous-dimensionnées, qui risquent de ne pas fournir des réponses claires sur l’efficacité et l’innocuité des traitements envisagés. C’est d’autant plus inquiétant que la compétition effrénée à laquelle nous assistons se pare volontiers d’un argument éthique : la démarche rigoureuse de l’essai randomisé contrôlé serait un luxe éthiquement critiquable car elle priverait les patients de traitements non validés, mais qui ont quelque chance d’obtenir un résultat.

On a vu que cet argument a une longue histoire. Pourtant il fait fausse route pour plusieurs raisons, expliquées ici dans la revue Science et dont un résumé a été fait en français par Le Temps. C’est malheureusement un fait que les espoirs thérapeutiques suscités par des recherches précliniques ou des petites études non randomisées se révèlent souvent illusoires. Des études cliniques rigoureuses doivent faire le tri parmi ces interventions initialement prometteuses, faute de quoi des traitements décevants restent dans la course dans les recherches ultérieures, gaspillant des ressources inutilement. Si en plus, ces traitements sont portés par une propagande qui converge avec les espérances du grand public, alors ces faux espoirs s’installent dans la pratique médicale en retardant d’autant l’arrivée de thérapeutiques plus valables. Cet effet délétère persiste même quand les traitements en question font l’objet de recherches correctement conduites dans des études randomisées contre placebo. En effet, le préjugé favorable au traitement rend le recrutement de patients dans un tel protocole plus difficile. Certains patients préfèreront se procurer le médicament par tous les moyens plutôt que de risquer d’être dans le bras placebo de l’étude, ce qu’ils interprètent comme une perte de chance, la privation d’un médicament auréolé d’un a priori positif.

Dans un contexte d’incertitude généralisée, on voit réapparaître une conception archaïque de la recherche médicale : elle consiste pour le médecin à essayer divers traitements en toute liberté, avec ou sans indication reconnue, en suivant ses intuitions et son expérience clinique. Cette tendance est parfois alimentée par un refus explicite des exigences de la méthodologie des essais cliniques. L’affaire du Dr Didier Raoult, directeur de l’institut Méditerranée Infection à Marseille, en est l’illustration la plus extrême. Sur la base d’informations venues de Chine concernant la chloroquine et de résultats in vitro intéressants sur l’effet antiviral de cette substance, Didier Raoult a mené deux essais cliniques. Ceux-ci suscitent, d’abord en France, puis à l’international un enthousiasme exceptionnel pour l’hydroxychloroquine comme médicament contre le Covid-19. Mais très vite, les nombreux travers méthodologiques de ces études sont mis en évidence. Didier Raoult s’insurge avec virulence contre la « dictature des méthodologues » et le débat s’envenime dans les médias et les réseaux sociaux. La clameur publique fait que l’hydroxychloroquine est incluse dans un grand nombre d’études à plus grande échelle. A ce jour, des résultats préliminaires, à vrai dire sans peer review, ne trouvent pas d’effet thérapeutique de l’hydroxychloroquine et relèvent des effets secondaires sérieux. En France, un rapport de pharmacovigilance signale un nombre anormal d’incidents cardiaques associés à l’hydroxychloroquine (Le Monde, 24 avril 2020). Mais pour une bonne partie du public – y compris des figures en vue de la politique et de la médecine - Didier Raoult est un homme providentiel et il fait sur les réseaux sociaux l’objet d’un véritable culte (La Provence, 27 avril 2020).

Le populisme épistémique sévit particulièrement en temps de crise. Quand des millions de citoyens sans connaissances scientifiques particulières se mobilisent derrière une espérance dépourvue de preuves, l’expertise est mise sur la défensive. C’est particulièrement le cas en médecine. Car depuis Pierre-Charles Alexandre Louis et ses descendants, le régime de la preuve en thérapeutique médicale est en décalage avec nos intuitions immémoriales concernant le médecin, le soin et la guérison. Une étude clinique bien conduite, ce sont des centaines ou des milliers de patients, des équipes soignantes souvent dispersées dans différents hôpitaux, des auteurs nombreux pour un article dans une revue spécialisée inaccessible au grand public. Cela évoque l’activité anonyme d’une fourmilière plus que le charisme du grand médecin héroïque, qui sauve des vies grâce à son génie et qui suscite la jalousie des médiocres. Dans notre inconscient historique, le médecin n’est pas complètement dégagé de la figure du thaumaturge, du faiseur de miracles. C’est dire la grande responsabilité du politique qui doit écouter l’expertise réelle, souvent peu spectaculaire, et décider pour le bien public, parfois contre l’opinion de ceux qui crient le plus fort.

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