Après une longue pause où j'ai été -disons- très prise ailleurs, voici une occasion de reprendre un peu ce blog. Car si je reçois beaucoup de questions dont la réponse peut être assez brève, il arrive aussi que certaines nécessitent un développement plus long.
C'est arrivé ce week-end. Quelqu'un m'a envoyé un article qui mérite un commentaire plus long. Je vais vous donner le lien et je vous encourage vivement à commencer par le lire. Je vais ensuite vous expliquer pourquoi je ne suis pas d'accord avec ce que dit l'auteur.
Mais commencez par le lire: il faut aller voir les sources avant de lire les commentaires. C'est d'autant plus important aujourd'hui, aux temps où même Twitter doit nous rappeler "vous êtes sûr?" quand on fait mine de partager sans avoir lu. Et où -visiblement- trop de personnes ignorent malgré tout l'avertissement.
Donc, voilà l'article. Il s'intitule Le choix de ne pas se faire vacciner relève d'une simple externalité négative
Maintenant, où se trouve à mon avis le problème? Dans cet article, l'auteur fait deux présupposés qui peuvent prêter à discussion.
Présupposé de l'auteur N°1: "C'est la non-vaccination qui est censée être condamnable comme une mise en danger de la vie d'autrui"
Ce n'est en fait pas la non-vaccination en elle-même qui met en danger la vie d'autrui. Sur ce point l'auteur a raison: il s'agit en effet d'un raccourci. Ce qui représente une mise en danger de la vie d'autrui, c'est le fait de vaquer à ses occupations dans des situations à risque de transmission, sans avoir pris toutes les mesures pour protéger autrui. Ces mesures peuvent inclure la vaccination. Lorsqu'elles ne l'incluent pas, celle-ci devrait être remplacée par un surcroît des autres mesures de protection: la distance systématique, le port du masque dans tous les lieux clos et certains lieux ouverts, la désinfection des mains, l'absence de contact physique. Bref, une vie très contraignante, à laquelle de nombreuses personnes non vaccinées ne seraient pas d'accord de se plier.
Pourquoi l'absence de ces mesures est-elle une mise en danger de la vie d'autrui? Après tout chacun est libre de se vacciner et de se protéger soi-même, non? En fait non: les personnes non éligibles pour la vaccination et celles chez lesquelles la vaccination ne marche pas bien ne sont pas facilement identifiables comme telles. Ma voisine dans le bus ou dans la queue du supermarché peut tout à fait être immunodéprimée, ou vivre avec une personne immunodéprimée, ou avec un enfant trop jeune pour être vacciné. Evidemment, ces exemples sont très différents l'un de l'autre mais dans tous les cas il s'agit de personnes qui ne peuvent pas "simplement se protéger elles-mêmes".
En plus, la vaccination est efficace à 95% ce qui veut dire que ce n'est pas une protection absolue. Si je porte ma ceinture de sécurité et que je roule prudemment, cela n'exonère pas les autres de suivre le code de la route.
Le fait que le lien entre les actes d'une personne non vaccinée et le risque pour autrui soit probabiliste plutôt que certain n'exonère pas la personne qui fait courir le risque aux autres. On ne parle certes pas de mise en danger de la vie d'autrui quand on prend le volant tout court, mais on en parlerait en cas de conduite en état d'ivresse, à contre-sens sur l'autoroute. Là non plus, pourtant, il n'est pas certain que des victimes en résulteront. Cette incertitude-là, c'est une des différences entre la mise en danger de la vie d'autrui et l'homicide: une distinction très différente.
Présupposé de l'auteur N°2: "Il est moralement acceptable de soumettre des personnes lointaines à des externalités y compris en mettant leur vie en danger."
Ce enjeu est un très vaste chapitre. Sous l'angle éthique, il est entièrement possible de considérer que les victimes, proches ou distantes, sont en fait équivalentes. Evidemment il y a aussi d'autres position. Celle-là cependant est parmi les positions sérieuses. En effet, si l'on considère chacun d'entre nous comme égal, et qu'on en tire la conclusion que nos devoirs envers chacun sont eux aussi égaux, tout du moins pour certaines choses comme le fait de poser des limites aux dommages infligés à autrui, alors le fait que je fasse des victimes proches ou distantes n'est pas pertinent. Cette lecture de la situation, évidemment implique que nous serions tous coupables de participation à de nombreuses actions causant du tort à de nombreuses personnes. Pour cette raisons, nombre d'entre nous préfère ne pas y penser. D'autres en tirent en revanche la conséquence de se retirer autant que possible de ces activités justement pour éviter une forme de complicité. Le présupposé de l'auteur n'est donc en tout cas pas une évidence.
Il y a en plus un autre aspect pertinent ici: quelle serait dans ces exemples, comme la pollution ou les mauvais traitements des ouvriers du textile, ma capacité à empêcher les dommages qui attendent les victimes distantes des actes collectifs auxquels j'ai le choix de participer, ou non? Est-ce qu'en changeant mon comportement je les protège, ou en fait pas? Dans de nombreux cas cités par l'auteur, la réponse est sans doute non. Cela ne nous exonère évidemment pas automatiquement de toute responsabilité morale pour leur sort, par exemple à la hauteur de la part de notre participation à l'activité qui leur cause du tort. Cela limite cela dit sans doute quand même notre responsabilité par rapport à l'autre catégorie, celle dans laquelle j'aurais le pouvoir de sauver au moins certaines de ces victimes en changeant seulement mon propre comportement. Et la vaccination tombe justement dans cette deuxième catégorie. Dans le cas de la vaccination, mon action peut réellement sauver des vies, même si j'ignore lesquelles.
Donc oui, la confusion entre mise en danger de la vie d'autrui et externalité négative fausse effectivement le débat publique, mais à mon avis l'auteur de l'article contribue à la confusion plutôt que d'aider à la résoudre.
Et vous, qu'en pensez-vous?
1 commentaire:
On m'envoie un commentaire par email en me demandant de le publier, et le voici:
L’auteur qui s’exprime dans « Commentaires » fait une distinction utile entre la mise en danger d’autrui et des « externalités négatives ». La première relève essentiellement du Code pénal, les secondes de considérations éthiques qui sont nécessairement plus nuancées, ainsi que de politiques publiques sur lesquelles des désaccords entre gens raisonnables, démocrates, voire libéraux classiques, sont possibles. Cependant la position idéologique souvent représentée dans « Commentaires » est celle d’un libertarisme radical qui tend à limiter les interventions de l’État à des tâches régaliennes indiscutables, comme l’administration de la justice pénale. Or à moins d’admettre cette position extrême, on reconnaîtra que les « externalités négatives » sont rarement « simples » et que les politiques publiques ne sont pas a priori illégitimes parce qu’elles cherchent à les corriger. Chacune des solutions qu’elles proposent demande à être analysée en termes techniques (faisabilité, effets escomptés, probabilité de succès, etc.) et politiques, notamment leur caractère plus ou moins incisif sur les libertés des citoyens.
Prenons un exemple mêlant réalité et fiction, exemple qui à dessein n’a rien à voir avec la vaccination, dans le but d’aiguiser nos intuitions sur de telles politiques publiques. D’ailleurs, l’auteur y fait allusion : c’est l’automobile. Voici une brochette de politiques publiques réelles ou imaginaires visant diverses externalités négatives liées à l’automobile :
1- Port obligatoire de la ceinture de sécurité par tous les occupants d’un véhicule automobile.
2- Interdiction à la vente de véhicules à moteur thermique au-delà d’une certaine date-butoir.
3- Mise en place (en dehors d’une urgence sanitaire) d’un « passeport intérieur pour automobilistes » couplé à un régime d’autorisation des déplacements privés au-delà d’une certaine distance du domicile et du lieu de travail.
4- Le permis de conduire non-professionnel donnerait initialement accès à un réseau de partage de véhicules de type « Mobility », mais non, sans autres conditions, au droit de conduire son propre véhicule.
5- Interdiction pour les individus de posséder un véhicule automobile privé.
Ces mesures diffèrent massivement par le caractère plus ou moins intrusif sur les libertés des individus (dans ce cas, la liberté de mouvement), mais aussi par la nature des externalités négatives qu’elles visent : protection des personnes, fardeau des accidents graves pour le système de santé, pollution atmosphérique, limitation du réchauffement climatique, etc.
En raisonnant de façon analogue sur les contraintes en matière de vaccination anti-Covid-19, on constaterait aussi une grande diversité d’enjeux. Par exemple, une politique vaccinale envisagée serait-elle une obligation légale qui s’imposerait à tous (sauf exception d’âge ou médicale), d’une obligation liée à un rôle professionnel défini, ou à une situation de travail présentant un risque élevé pour autrui, et/ou pour soi-même, ou encore à l’accès à une prestation dont la privation en cas de non-vaccination représenterait une atteinte plus ou moins vénielle ou grave aux droits des personnes ? Et ainsi de suite. À mon avis, il n’y a pas de réponse universelle à toutes ces situations car l’équilibrage entre enjeux techniques et éthico-politiques est chaque fois différent.
Alex Mauron
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