C'est à nouveau un de mes billets dans la Revue Médicale Suisse que je partage avec vous ici:
Ses chaussures étaient inadéquates et c’est au sommet du col qu’elle s’est foulé la cheville. Assez pour avoir besoin d’être soutenue dans la descente ; pas assez pour appeler un hélicoptère. Nous étions trois avec elle : un bandage de fortune, puis deux pour la soutenir et un pour porter son sac. La descente était longue, la pluie tomba, la nuit arrivait.
Nous avions alerté nos compagnons de route au village. Autour d’eux, l’aide s’organisait. La kiosquière leur offrit le gîte pour nous chez son père, à mi-hauteur. Le propriétaire de l’hôtel, dont ils n’attendaient rien, sortit les sièges de sa camionnette et nous cueillit au bas de la montagne juste au moment où l’obscurité devenait dangereuse. Il commença par passer un savon à notre blessée : « C’est quoi ces chaussures sur ce col ? Irresponsable ! » Puis il l’installa à l’arrière entre des coussins et nous conduisit au restaurant qu’il avait gardé ouvert pour nous. « Vous voyez ces hommes à la table là-bas ? » poursuivit-il « C’est les bénévoles du secours en montagne. Ils ont attendu et ils auraient pris des risques pour vous. Ils devraient être avec leurs familles. Allez vous excuser ! ». Pendant tout ce temps il souriait, visiblement soulagé qu’il y ait eu plus de peur que de mal.
Je me rappelle de cette histoire avec un délice particulier. D’abord, elle suivait une semaine de séminaire philosophique durant laquelle on avait intensément parlé de solidarité. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ça existe vraiment ? « Vous autres, Européens » nous avait-on dit « vous pensez savoir ce que c’est mais en Corée ils en ont une notion complètement différente. » Soit. En annonçant cette randonnée, je leur avais lancé comme une boutade dont je m’attendais à ce qu’ils acquièrent une compréhension pragmatique de la solidarité d’ici lundi matin. Je ne croyais pas si bien dire.
En illustrant une tranche de solidarité en action, cette histoire en fait aussi voir des facettes intéressantes. D’abord ce n’est pas de la bonté d’âme. Pas de victimes ni de bons Samaritains : à la place, une collectivité de laquelle on attend quelque chose – quelque chose de différent mais quelque chose – de chacun. L’aubergiste engueule la blessée pour lui signaler qu’elle a manqué à son devoir : limiter son besoin du pot commun. Pas question pour autant de ne pas l’aider. Rendue là, qu’elle s’excuse ! Mais la laisser sans secours ? Jamais ! Et dans cette histoire on raconte qui fait quoi. On montre les efforts consentis. On reconnaît que la solidarité, comme beaucoup de nos comportements, est contagieuse. On contribue plus facilement aux efforts communs si l’on sait que d’autres le font aussi. Si l’on pense être seul, on laisse plus vite tomber.
On oublie trop ce dernier point. La solidarité est l’un de ces organismes qui dépérissent dans l’obscurité. Or justement, l’histoire selon laquelle l’être humain est fondamentalement égoïste et la solidarité un peu fumeuse est l’un des récits tendanciellement lourds de notre temps. Préoccupant, ça. Ce récit ne reflète pas correctement la réalité ; les données scientifiques concordent ici avec nos observations les plus quotidiennes. Quand on pense que la solidarité est une fiction, cependant, elle a tendance à le devenir. Dans la médecine, on le voit de plus en plus. Nos pédiatres hésitent à mettre en avant l’immunité de cohorte à l’appui de la vaccination. Nos chercheurs, en expliquant les enjeux des essais cliniques, ne mentionnent que rarement la dimension solidaire de la participation. Alors que la médecine comporte tellement d’exemples, on ne raconte pas assez la solidarité. Pas à pas, nous encourageons donc nous aussi l’idée que c’est une chose naïve, un peu imaginaire. C’est dommage. Notre histoire reflète une autre réalité : la solidarité est au contraire une chose concrète, besogneuse et exigeante, qui demande à chacun sa part, même à la personne secourue.
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