Une des différences entre les coûts de la santé des pays riches et ceux des pays pauvres est le revenu des professionnels. Là où il y a plus d'argent, les professionnels de la santé tendent à mieux rémunérés. Ces pays tendent aussi à plus dépenser dans la santé en général. Ils se posent bien sûr aussi des questions sur le montant de la facture, et souvent font des efforts pour en limiter l'ampleur. Du coup, quand des questions de coûts de la santé se posent, elles viennent très souvent avec des questions aussi sur le revenu des professionnels. En ce moment, c'est le cas en Suisse. Plusieurs politiciens attaquent (voir ici et ici), et pas mal de médecins répliquent (voir ici et ici, ainsi qu'ici).
Dans notre pays, ces questions prennent une tournure particulière pour une autre raison. Dans de nombreux pays, le système de santé est financé principalement par l'impôt. Ceux qui ont plus d'argent, dans ces systèmes, sont donc censés payer plus que ceux qui en ont moins. Le fardeau, en d'autres termes, n'est pas censé peser plus lourdement sur les moins bien lotis. En Suisse, ce n'est pas le cas. Le système de santé est financé pour une part importante par les primes d'assurance maladie. Comme elles sont le prix d'une prestation, elles ne varient pas avec le revenu. Par conséquent, le fardeau qu'ellent représentent est "penché". Il pèse plus lourdement sur ce que l'on appelle pudiquement en Suisse les "revenus modestes". Pour agraver le phénomène, une autre part, également importante, du système de santé est financé directement par les coûts-patients. Cette part-là pèse elle aussi plus lourdement sur les moins bien lotis. D'abord parce que l'on ne la paie que si on est malade. Ensuite parce que les sommes concernées pèseront plus lourd sur un petit que sur un gros budget. Ensuite parce que si vous êtes pauvre il est très probable que vous aurez dû choisir une franchise élevée pour abaisser vos primes. Si vous êtes riche vous l'aurez peut-être fait aussi, mais là c'est tout différent parce que c'est un choix que vous auriez pu trancher autrement et de toute manière le montant de la franchise ne vous fera pas mal. Si vous êtes pauvre et que vous n'avez pas le choix, c'est autre chose.
En fait, le revenu des médecins a tout pour faire une discussion explosive dans notre pays. L'argent y est un grand tabou, et le revenu encore davantage. La plus grande part du revenu des médecins est issue des primes d'assurance maladie, que tous doivent payer. On a souligné ici la similarité avec l'impôt: l'argent contribué de manière obligatoire par tous, tous ont le droit de savoir où il va. C'est un bon argument. C'est aussi un argument pour que le revenu des médecins n'excèdent pas "ce qui est juste". Mais qu'est-ce qui est juste? Sur cette question, pas de réponse claire. Nos sociétés sont organisées sur l'idée que le revenu juste est celui que le marché "décide". Est-ce le cas dans la médecine? Est-ce que le marché y décide les revenus, et est-ce que le résultat est juste? Comme les patients ne peuvent pas vraiment choisir faute d'information et parfois de temps devant l'urgence, peut-être pas. Et puis, si je suis prête à payer très cher une intervention vitale parce qu'elle est urgente (par exemple m'opérer d'une appendicite), mais nettement moins cher une autre intervention qui me sauvera aussi la vie mais sur le long terme (par exemple une vaccination), est-ce que c'est vraiment juste? Devrait-on payer selon le bien que le patient en retire? Ou bien selon la difficulté de l'acte? Ou selon le temps qu'il faut pour en maitriser la technique? Ou selon la durée du travail qu'il représente? Ou encore simplement pour "être le médecin" du patient, vaille que vaille? Lorsque nous avons des désaccord sur combien payer la médecine, le flou sur cette question se voit.
Finalement, les revenus des médecins ne sont de loin pas tous égaux. En fait, les disparités sont importantes. Le graphique qui ouvre ce billet montre les derniers chiffres accessibles, qui datent d'il y a dix ans. Nous avons des collègues très riches. Ce sont en partie eux qui se défendent ces jours en avançant que la plupart de leurs revenus viennent de l'assurance complémentaire et non de l'assurance de base. Nous avons aussi des collègues qui ont de vrais soucis d'argent. Ce sont en partie eux qui s'indignent de se voir ainsi pointés du doigt pour avoir soi-disant trop gagné. "Qui sont ces médecins qui gagnent un million? Je ne les connais pas!" C'est aussi cela, la réalité médicale. Lorsque l'on parle de rendre la médecine générale plus attractive, on parle entre autres d'argent. Si l'on manque de généralistes, c'est en partie parce qu'il est difficile de choisir une vie sans sécurité financière (et c'est parfois le cas), alors qu'une autre est à portée de main où ce problème serait distant, ou carrément absent. Lorsque l'on cherche à améliorer le revenu des généraliste, cela doit soit impliquer une augmentation des coûts de la santé soit impliquer une diminution des revenus des spécialistes. Et parmi les spécialités aussi, les disparités sont importantes. Certaines ne sont pas vraiment mieux loties que la médecine générale, d'autres clairement oui.
Comment se retrouver dans tout cela, et donner comme le demandent certains un "revenu honnête" pour les médecins?
La question est importante. Il est bon qu'elle soit à nouveau sur la table. Il est normal qu'elle fâche. Si nous voulons l'aborder, il y a des questions difficiles sur la route. Un "revenu juste", c'est quoi? Devrait-il y avoir un revenu minimum, et si oui comment le garantir? Devrait-il y avoir un revenu maximum, du moins pour le travail à charge des contributions du public, et si oui comment garantir cela? Et puis ne l'oublions pas, les revenus des médecins ne sont de loin pas les seuls à être générés par le système de santé à charge des primes et de l'impôt: autres professionnels de la santé, assureurs, administrateurs d'hôpitaux, industrie pharmaceutique et des instruments médicaux, la liste est encore longue et ces questions les concernent en fait tous. Ce n'est donc pas juste un dossier potentiellement explosif qui est abordé ici. C'est toute une pile de dossiers potentiellement explosifs.
Les revenus des médecins
Solidarité
Ses chaussures étaient inadéquates et c’est au sommet du col qu’elle s’est foulé la cheville. Assez pour avoir besoin d’être soutenue dans la descente ; pas assez pour appeler un hélicoptère. Nous étions trois avec elle : un bandage de fortune, puis deux pour la soutenir et un pour porter son sac. La descente était longue, la pluie tomba, la nuit arrivait.
Nous avions alerté nos compagnons de route au village. Autour d’eux, l’aide s’organisait. La kiosquière leur offrit le gîte pour nous chez son père, à mi-hauteur. Le propriétaire de l’hôtel, dont ils n’attendaient rien, sortit les sièges de sa camionnette et nous cueillit au bas de la montagne juste au moment où l’obscurité devenait dangereuse. Il commença par passer un savon à notre blessée : « C’est quoi ces chaussures sur ce col ? Irresponsable ! » Puis il l’installa à l’arrière entre des coussins et nous conduisit au restaurant qu’il avait gardé ouvert pour nous. « Vous voyez ces hommes à la table là-bas ? » poursuivit-il « C’est les bénévoles du secours en montagne. Ils ont attendu et ils auraient pris des risques pour vous. Ils devraient être avec leurs familles. Allez vous excuser ! ». Pendant tout ce temps il souriait, visiblement soulagé qu’il y ait eu plus de peur que de mal.
Je me rappelle de cette histoire avec un délice particulier. D’abord, elle suivait une semaine de séminaire philosophique durant laquelle on avait intensément parlé de solidarité. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ça existe vraiment ? « Vous autres, Européens » nous avait-on dit « vous pensez savoir ce que c’est mais en Corée ils en ont une notion complètement différente. » Soit. En annonçant cette randonnée, je leur avais lancé comme une boutade dont je m’attendais à ce qu’ils acquièrent une compréhension pragmatique de la solidarité d’ici lundi matin. Je ne croyais pas si bien dire.
En illustrant une tranche de solidarité en action, cette histoire en fait aussi voir des facettes intéressantes. D’abord ce n’est pas de la bonté d’âme. Pas de victimes ni de bons Samaritains : à la place, une collectivité de laquelle on attend quelque chose – quelque chose de différent mais quelque chose – de chacun. L’aubergiste engueule la blessée pour lui signaler qu’elle a manqué à son devoir : limiter son besoin du pot commun. Pas question pour autant de ne pas l’aider. Rendue là, qu’elle s’excuse ! Mais la laisser sans secours ? Jamais ! Et dans cette histoire on raconte qui fait quoi. On montre les efforts consentis. On reconnaît que la solidarité, comme beaucoup de nos comportements, est contagieuse. On contribue plus facilement aux efforts communs si l’on sait que d’autres le font aussi. Si l’on pense être seul, on laisse plus vite tomber.
On oublie trop ce dernier point. La solidarité est l’un de ces organismes qui dépérissent dans l’obscurité. Or justement, l’histoire selon laquelle l’être humain est fondamentalement égoïste et la solidarité un peu fumeuse est l’un des récits tendanciellement lourds de notre temps. Préoccupant, ça. Ce récit ne reflète pas correctement la réalité ; les données scientifiques concordent ici avec nos observations les plus quotidiennes. Quand on pense que la solidarité est une fiction, cependant, elle a tendance à le devenir. Dans la médecine, on le voit de plus en plus. Nos pédiatres hésitent à mettre en avant l’immunité de cohorte à l’appui de la vaccination. Nos chercheurs, en expliquant les enjeux des essais cliniques, ne mentionnent que rarement la dimension solidaire de la participation. Alors que la médecine comporte tellement d’exemples, on ne raconte pas assez la solidarité. Pas à pas, nous encourageons donc nous aussi l’idée que c’est une chose naïve, un peu imaginaire. C’est dommage. Notre histoire reflète une autre réalité : la solidarité est au contraire une chose concrète, besogneuse et exigeante, qui demande à chacun sa part, même à la personne secourue.
Mort cérébrale
Comment sait-on qu'une personne décédée est véritablement décédée? Dans le cadre du don d'organe, mais pas seulement, cette question est particulièrement importante. Si je devais un jour être concernée, sera-t-on vraiment certain? Et puis, risque-t-on de me déclarer morte pour pouvoir prélever mes organes, risquerait-on de mettre l'intérêt de la personne en liste de greffe avant le mien? Ces questions sont dérangeantes. Du coup, même si de nombreuses personnes se les posent, les réponses sont rares. Mais nous l'avons fait: hier soir, un débat abordait tout cela aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Ça a été diffusé sur Facebook, mais comme pas tout le monde a envie d'être sur Facebook je vous ai mis la vidéo dans ce billet. Ça ne commence pas tout de suite mais vous savez comment avancer, je vous fais confiance.
Il y a aussi eu un article de presse, qui est ici.
Billet d'invitée: Les soins infirmiers, c'est pour nous tous
Stop à la fragilisation du système de santé par un engagement massif de tous pour des soins permettant l’accès à la santé pour tous !
L’association suisse des infirmières et infirmiers (ASI) prend les devants en lançant l’initiative populaire pour des soins infirmiers forts ( www.pour-des-soins-infirmiers-forts.ch ).
Selon l’ASI, la société est en droit d’attendre des infirmières, infirmiers, l’aide et le soutien nécessaires pour faire face à la maladie et au handicap. De son côté l’OMS, en 2002 déjà, souligne que l’évolution des besoins de la société implique un accroissement de la demande de soins infirmiers réactifs. L’augmentation des polypathologies et de maladies chroniques nécessite un soutien pour aider les gens à vivre avec des handicaps, à prévenir des complications. Ce sont des soins complexes à l’humain nécessitant des compétences élevées et avant tout infirmières. Cependant les décisions politiques et managériales ne permettent pas toujours et de moins en moins à la profession infirmière de répondre aux besoins de la population en Suisse.
Les décisions politiques concernant l’économie et le domaine santé-social ont de plus en plus pour conséquence une péjoration des conditions de travail des professionnels de la santé et du social voire à une impossibilité d’offrir l’aide et les soins nécessaires à la population. Cela amène de plus en plus de soignants à quitter la profession si ce n’est qu’ils tombent eux-mêmes malades et n’attirent pas la relève nécessaire. Cette situation actuellement déjà critique risque à l’avenir de devenir problématique. Manque de médecins, d’infirmières, limites financières mettent à mal les critères éthiques de justice, autonomie bienfaisance et non-malfaisance.
C’est dans ce contexte que se situe l’initiative populaire pour des soins infirmiers forts de l’ASI. Elle souhaite renforcer l’attractivité de la profession et améliorer les conditions de travail pour qu’il y ait moins d’infirmières et infirmiers qui quittent la profession par épuisement ou parce qu’ils ne peuvent travailler selon les valeurs professionnelles. Actuellement, les infirmières sont encore et toujours reléguées dans un rôle médico-délégué, ne peuvent se faire rembourser les soins sans ordonnance médicale, même pour les soins qui découlent des compétences infirmières et non médicales. Cet état de fait ne rend pas la profession attractive et ne permet pas à celle-ci d’endosser ses responsabilités face aux besoins de la population. L’initiative demande une modification de la constitution afin que confédération et canton reconnaissent les soins infirmiers comme une composante importante des soins et s’engagent pour que chacun ait accès à des soins de qualité. Cela implique des soins infirmiers en quantité et qualité suffisantes pour couvrir les besoins croissants de la population.
Cette initiative est importante parce qu’elle vise le respect des critères de justice (même accès aux soins pour tous), de non-malfaisance (respect de la sécurité) et de bienfaisance par des soins de qualité. Nous sommes donc tous invités à nous questionner, nous laisser interpeller, et à nous engager pro activement pour des soins équitables et de qualité, ce qui implique un discours éthique et politique. Dans ce sens j’invite le lecteur à s’informer sur l’initiative pour des soins infirmiers forts (www.pour-des-soins-infirmiers-forts.ch ), à la discuter et à se positionner selon son intime conviction, et, je l’espère, à la signer et inviter à la signer en ligne.
Quand nous parlons de justice
Cette fois, j'ai vraiment senti le manque de place dans le format. L'idée est de continuer la petite série des pauses cafés de l'éthique, où j'avais déjà parlé de directives anticipées, et d'autonomie. Cette fois-ci, c'est la justice distributive. Un gros morceau, pas entièrement adapté au format d'une pause café. J'ai néanmoins tenté l'exercice. N'hésitez pas à commenter!
Et puis l'image: allez jeter un oeil en ligne, vous verrez qu'elle a toute une série de variantes dont certaines sont bien trouvées.
Voici le texte:
«Et la justice distributive, dans tout ça?» Lorsque cette question surgit en consultation d’éthique, les regards se font fuyants. La justice est une autre de ces valeurs importantes mais souvent difficiles. Comment faire? Je vais à nouveau vous faire une «pause-café de l’éthique», car ici aussi quelques éléments assez simples permettent déjà d’y voir plus clair. Vous êtes prêts? Alors on y va:
Premier élément, nous recherchons dans la médecine une égalité plus grande que dans la société en général. Nous tolérons objectivement une grande quantité d’inégalité dans nos sociétés, mais il est tout aussi clair que nous n’accepterions pas que certains soient soignés 200× mieux que d’autres. Cette différence est-elle le résultat d’une conscience de notre fragilité commune, ou du bien commun qu’est notre système de santé? Ici peu importe: plus d’égalité dans la santé qu’en dehors est une attente sociale claire. Pour les professionnels, cela veut dire que la porte du système de santé devrait être en quelque sorte étanche, ou aussi étanche que possible, à des facteurs comme le statut social ou les moyens financiers des patients. La justice dans la santé est une exigence pratique, et plutôt élevée.
Ensuite, la question de la justice est souvent posée quand, en fait, on doute du bien-fondé d’une intervention. Ce n’est alors pas le coût élevé, qu’il soit financier ou humain, qui nous fait hésiter: c’est l’idée que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il faut donc commencer par examiner si, effectivement, le bien pour le patient vaut le fardeau pour lui. Si ce n’est pas le cas, on n’est pas devant une question de justice, mais devant une question de limites raisonnables et d’acharnement thérapeutique.
Lorsque se pose effectivement une question de justice, il s’agit de soigner chacun selon ses besoins en termes de santé. Ensuite, plusieurs versions coexistent: s’agit-il de répondre à ces besoins de la manière la plus égale possible? De répondre en priorité aux plus nécessiteux? Ou de faire en priorité ce qui fera le plus de bien? Poussée à l’extrême, chacune de ces versions érode la possibilité des autres. Dans le doute, on peut les combiner en cherchant le chemin qui évite autant que possible l’injustice, sous ces trois formes. En médecine, nous connaissons cela: les médicaments doivent aussi parfois être combinés, et parfois cela implique d’en modifier la dose. Cela donnera un résultat imparfait, mais ce sera quand même un bon résultat: plutôt que parfaite, la justice dans la santé doit être suffisante.
Une composante essentielle de cette justice suffisante est la non-discrimination. On ne doit pas faire moins (ni plus) pour un patient en raison de caractéristiques personnelles sans lien avec ses besoins. Etre âgé, par exemple, peut changer nos besoins, mais cela ne change pas leur importance. Un autre aspect important ici est que la justice dans la médecine est distributive et non punitive: nous sommes parfois tentés de donner moins de priorité aux patients que nous voyons comme responsables de leur maladie, mais ce n’est pas notre rôle.
Appliquer la justice distributive en médecine, c’est donc tenir compte de plusieurs facettes et opérer une certaine résistance contre certains de nos a priori sociaux et personnels. La justice, même si cela se laisse expliquer en quelques points, c’est sans doute effectivement une des dimensions les plus délicates de l’éthique médicale. Pour éviter que cet exercice ne devienne trop subjectif, prendre une décision à plusieurs peut la rendre plus équitable. Certains éthiciens prônent même cet élément, la justice procédurale, comme une condition nécessaire de l’équité. En clinique, discuter en équipe plutôt que seul est un pas dans cette direction.
CRISPR/Cas9
Pendant une vingtaine d'années, un consensus solide a entouré la manipulation génétique de la lignée germinale humaine: niet, rien à faire, l'interdiction est planétaire. Ceci, a-t-on dit en substance, est une une borne à ne jamais franchir.
Pourquoi ? Sur les raisons, le consensus est nettement moins important. Comme souvent lorsqu'il y a un accord très large sur une question, cet accord est en fait le résultat d'une convergence d'arguments différents. On est d'accord sur quoi faire, sans être pour autant d'accord pourquoi c'est cela qu'il faut faire.
C'est une des raisons pour lesquelles l'annonce d'un progrès net dans l'utilisation de la technologie d'édition génétique CRISPR-cas9 sur des embryons humains est si fascinante. En règlant un problème, ou du moins en offrant un progrès substantiel sur ce problème, elle donne l'impression de régler les problèmes. En fait, elle érode une des raisons du consensus. La question de la modification génétique de la lignée germinale s'en trouve à nouveau ouverte.
Quels sont les arguments en présence? Principalement, il y en a cinq.
Premier argument, sans doute le plus visible: le génôme humain doit rester intangible car le modifier changerait en quelque sorte "l'essence de ce qu'est un être humain ». Dans cette optique, modifier le code génétique humain le transforme en quelque chose d'autre, de malléable selon nos désirs plutôt que fixe et faisant partie des données de départ de notre situation, d'artificiel plutôt que naturel. Ce à quoi touche l'être humain, dans cette optique, perd quelque chose d'essentiel en cessant litéralement d'être intacte. Est-ce un bon argument? Les avis divergent beaucoup sur ce point. Certains sont convaincus au nom d'un certain caractère sacré de la nature. D'autres rappellent que nous nous "réparons" nous-mêmes à tout bout de champs. Si vous vous cassez une jambe et que l'on vous l'immobilise, en est-elle pour autant devenue artificielle? Posée ainsi, la question peut sembler vaguement ridicule. Mais en fait il se passe quelque chose d'assez semblable lorsqu'une technologie de thérapie génique est utilisé pour guérir une maladie, donc restituer le génôme à l'état où il aurait été si cette maladie n'était pas survenue. Peut-être, du coup, y a-t-il en tout cas quelque chose de mieux défendable quand il s'agit de donner lieu à une configuration génétique qui existe par elle-même ailleurs? La question, on le voit, est très différente de l'enjeu avec lequel nous avions commencé. Et elle n'interdirait plus toute manipulation génétique d'embryons humains.
Autre argument: il s'agit de toucher à des embryons humains et nous n'avons pas le droit de toucher à des embryons humains. L'acceptation de cet argument dépend en grande partie des différentes position sur le statut de l'embryon. Décidément il faudra que je vous fasse un billet rien que pour ça dans pas trop longtemps. Le statut de l'embryon, évidemment, est un des enjeux qui divise le plus durablement les avis en éthique appliquée. Mais ici, il s'agirait après tout de traiter ces embryons. Même si ce point ne va pas se régler simplement, il est possible que certains défenseurs des droits des embryons soient en fait d'accord avec l'usage de cette technique: il pourrait s'agir un jour d'une forme de chirurgie très précoce, d'une manière de conduire vers la vie des embryons qui sans cela n'auraient pas été implantés.
Troisième argument: si des embryons modifiés sont ensuite développés jusqu'à leur naissance nous aurons modifié des personnes qui n'auront pas pu donner leur avis sur la question. Bon, vous me direz peut-être que les parents prennent inévitablement pour leurs enfants des décisions engageant leur futur sans que les enfants ne puissent encore participer à la décision. Certaines, comme le choix du lieu de domicile et de scolarité, déterminent l'identité future de l'enfant au moins autant que certaines modifications génétiques. OK, pourra-t-on répondre à ce stade, mais on n'autorise pas les parents à prendre n'importe quelle décision. C'est vrai. Dans de nombreux pays, dont la Suisse, on n'autorise typiquement pas les parents à prendre des décisions clairement dangereuses pour leur enfant. Cette limite n'est cependant pas définie de la même manière partout. Ici, il s'agirait donc de définir quelles décisions seraient autorisées aux parents et lesquelles seraient interdites, au nom du bien de l'enfant.
Quatrième argument : la possibilité matérielle et légale d'intrusion dans la ligue germinale humaine pourrait donner lieu à la recherche de « l'enfant parfait". Lors de la discussion sur le diagnostic préimplantatoire, cet argument était hors sujet. Ici par contre on est en plein dans la cible. En théorie, la panoplie des variants génétiques envisageables n'est plus limitée ici par le nombre d'ovocytes disponibles. En théorie à nouveau, donc, il pourrait cette fois devenir possible d'introduire n'importe quelle caractéristique dont les éléments génétiques seraient suffisamment connus et maîtrisés. Pas n'importe laquelle, donc: par exemple on ne connaît pas assez les éléments génétiques du talent musical ou de l'humour. En plus, de nombreuses caractéristiques génétiques semblent être interconnectées: il est donc possible que nous soyons définitivement incapables d'en modifier une sans affecter les autres. Mais tout de même ce serait un monde de possibilités qui s'ouvrirait là. Ces possibilités poseraient plusieurs types de problèmes. Les parents pourraient, beaucoup plus qu'à présent, déterminer l'identité de leur enfant. Nous venons de voir une des conséquences de cette possibilité : il faudrait pouvoir limiter ce pouvoir et en définir les contours pour que leurs décisions n'aillent pas à l'encontre du bien de leur enfant. Il y a plus, cela dit: les parents pourraient aussi faire des choix qui ne porterait pas tort à leur enfant, mais qui lui donneraient un avantage injuste sur des personnes n'ayant pas fait l'objet de modifications génétiques. Ces décisions iraient à l'encontre de notre reconnaissance les uns des autres comme des semblables biologiques, porteraient donc un tort profond à notre identité commune et à la cohésion de nos sociétés. Une question plus délicate, ça: quel degré d'inégalité biologique sommes-nous prêts à accepter? Et quel degré d'égalité biologique sommes-nous prêts à imposer? Ces questions, liées au futur de notre espèce, sont mises en avant par certains comme les plus importantes en lien avec la possibilité d'éditer nos gènes.
Finalement, modifier la lignée germinale veut dire prendre des risques très durables, sans en connaître la portée. Cet argument est de loin le plus consensuel. Introduire une modification précise et maîtrisée est une chose que nous n'avons jamais su faire. Introduire une modification approximative signifie toucher aux fondements génétiques d'une personne sans savoir tout ce qui va advenir. La personne en question devra ensuite vivre avec les conséquences sa vie entière. Si elle avait des enfants, elle pourrait en plus leur transmettre ces effets secondaires. Il n'y aurait pas de bonne manière de faire machine arrière dans le cas où un risque imprévu survenait.
C'est une très bonne raison de renoncer aux applications cliniques dans la vraie vie, ça. Mais justement, c'est cette raison que la technique CRISPR affaiblit. En permettant une correction génétique nettement plus précise et mieux maîtrisée, en permettant aussi une expérimentation plus rapide car moins chère, elle nous montre un futur pas si éloigné où l'on pourrait réellement n'introduire que la modification souhaitée et rien d'autre. Les progrès ont tout l'air d'être rapides. Il y a deux ans, une équipe chinoise faisait les gros titres avec une expérience sur des embryons humains non viables alors que leurs résultats principaux montraient qu'en fait ça ne marchait pas très bien. La semaine passée, une équipe américaine a nettement amélioré la technique et semble avoir obtenu presque un sans fautes. Un sans faute réel écarterait largement le risque direct lié à la manipulation génétique des embryons humains. Comme ce risque est l'argument le plus admis contre ces manipulations, la question s'en trouverait réouverte. Il ne resterait que les autres raisons qui, elles, font controverse.
On le voit, il y a parmi les raisons décrite ici certaines qui font aussi obstacle à la recherche sur la technique d'édition du génôme, et d'autres non. En fait, la question du risque lié à la technique est même une raison qui plaide en faveur de la recherche. Une meilleure connaissance du risque, et à terme une meilleure maîtrise du risque, passent par là. On peut donc vouloir plus de recherche sans pour autant se prononcer sur la nature des applications qui seraient admissibles à terme ou non. Pour cette raison, certains éthiciens se sont joints aux généticiens pour demander précisément cela. Des organismes officiels l'ont fait aussi, en donnant des raisons semblables.
D'autant plus que, pour être plus exacte, l'équipe qui vient d'annoncer ses résultats semble avoir véritablement obtenu un sans faute, mais avec une approche qui ne permet pas encore de dire si c'est vraiment le cas ou non. Le progrès le plus important rapporté par l'équipe américaine est la disparition du "mosaïcisme" dans les embryons traités à un moment spécifique de leur développement au stade d'une seule cellule. Lorsque l'on introduit une modification génétique dans une cellule, il arrive que lorsqu'elle se multiplie seulement certaines des cellules-filles portent cette modification. Le résultat est comme une mosaïque où coexisteraient différents sortes de pierres, d'où le terme de mosaïcisme. Si la cellule de départ est un embryon, alors l'individu qui en résulterait pourra quand même avoir la maladie que l'on avait cherché à extirper, même si parfois ce serait sous une forme atténuée. C'est ce problème qui semble avoir été éliminé. C'est un résultat impressionnant. Malgré cela, même si le nombre d'embryons examinés est relativement élevé (58), il reste assez modeste en fait car on pourrait ne pas avoir vu un risque rare. Pour compter sur cette méthode dans la vraie vie on voudrait avoir un seuil de sécurité encore plus élevé. L'autre risque que l'on craind lors d'une modification génétique est que la technique "se trompe" et que la correction ne soit pas seulement introduite à l'endroit du génôme que l'on vise, mais aussi ailleurs dans un ou plusieurs endroits qui ressembleraient à la cible. Là aussi, les chercheurs américains rapportent que leur approche n'a pas donné cette erreur, mais là le nombre d'embryon examiné n'est que de sept. C'est vraiment peu. Difficile de se dire que voilà, c'est bon, maintenant la technique ne fait plus d'erreurs.
En plus, leur résultat le plus intéressant est en fait une limite de plus au système. La technique qu'ils ont utilisée, le fameux CRISPR-cas9, est basée sur l'introduction d'une sorte de paire de ciseaux moléculaires capables de reconnaître le bon endroit où couper, et d'un modèle pour la pièce qui doit remplacer la partie extirpée. Mais les embryons qu'ils ont traités semblent avoir royalement ignoré ce modèle pour la pièce manquante. A la place, ils ont rempli le trou avec une copie du gène provenant de l'autre parent. Sur le plan scientifique, c'est une belle découverte: les embryons semblent avoir un système de correction génétique différent de celui des autres cellules. Sur le plan technique, cela pourrait être un problème: de nombreuses maladies génétiques ne sont dangereuses que si les deux copies du gène sont atteints. Il se pourrait donc que corriger ces situations-là soient plus difficile que prévu.
Dans ces conditions, donc, le risque est-il écarté? Ou plutôt est-il suffisamment écarté? Et puis, suffisamment écarté, qu'est-ce que ça veut dire? Les chercheurs qui rapportent ces résultats ne pensent clairement pas que nous soyons arrivés à ce point. Leur conclusion: c'est un progrès intéressant, mais il faudra encore pas mal de recherches et de vérifications avant de pouvoir même envisager d'utiliser cette technique dans la vraie vie. A la lecture de leurs résultats, on leur donne raison.
Nous avons donc du temps. Un temps qui ne sera pas de trop pour aborder les questions qui resteront une fois que la technique sera réellement devenue sûre. Plutôt qu'une controverse intense et brêve, nous allons avoir besoin d'une discussion prolongée et constructive. La plupart des arguments sont déjà là. Pour ce billet, tout ce que je vous ai dit résume des positions qui étaient déjà assez claires il y a vingt ans. Le jour où le risque aura vraiment radicalement diminué, nous n'aurons pas d'excuse si nous n'avons pas avancé sur les autres questions. A quel niveau le risque, une fois devenu bas, devient-il acceptable? Quelles sont les modifications que nous devrions interdire pour protéger les enfants futurs? Et quelles sont celles que nous devrions limiter pour éviter les risques qui pourraient atteindre nos rapports les uns aux autres? Ces questions étaient ouvertes depuis longtemps mais elles étaient en veilleuse. Si elles restent cette fois ouvertes, la suite pourrait être intéressante.