Listes noires sur liste noire
Oui, nous sommes un pays riche. Mais nous sommes aussi un pays où l'on meurt faute de moyens. De moyens individuels du moins. Et cela vient d'arriver à nouveau.
Un patient assuré, ou censé être assuré, dans le canton des Grisons, avait été inscrit sur la liste des mauvais payeurs. Les fameuses "listes noires". Primes impayées, dettes: il s'en trouvait réduit à la couverture des soins "urgents" par son assurance maladie. On ne retire pas tous les soins. L'accès à l'aide d'urgence demeure garanti. Sans doute cela semble-t-il permettre d'éviter de laisser des personnes sans aide essentielle. Sauf que cela ne suffit pas. Dans le cas de ce patient, lorsqu'un SIDA se déclare, il se voit refuser le traitement de cette maladie, aujourd'hui pourtant parfaitement contrôlable. Pas assez urgent lui dit-on. Lorsque son cas devient suffisamment aigu pour "mériter" d'être pris en charge, il est trop tard. Il décédera.
Si l'on se demande ce qui est rageant dans cette histoire, il y a plusieurs couches.
Mourir d'une maladie traitable dans un pays riche, bien sûr cela choque à juste titre. Ce n'est en plus pas seulement l'assurance du patient qui lui a refusé l'accès aux soins, c'est l'ensemble du système de santé. En théorie du moins, d'autres auraient pu lui fournir les médicaments.
Il y a bien sûr aussi la mise en priorité de la santé financière sur l'existence humaine. Un problème récurrent, celui-là. Chaque fois que cela arrive, c'est la même contradiction entre les convictions que nous proclamons et les actes que nous posons.
Pour aggraver encore la chose, tout cela se fait au nom d'une pratique, celle de la mise en liste noire, qui est critiquée non seulement sur sous l'angle éthique mais même sous l'angle économique. Il semblerait que mettre en liste noire les mauvais payeurs de primes ne permette même pas d'économiser d'argent.
En d'autres termes, tout ça pour ça. Espérons que cette histoire fera au moins revoir la pratique des listes noires. Dans les Grisons, la fin du système est désormais annoncée. Ailleurs ce n'est cependant pas sûr du tout. Un dossier à suivre, donc.
Mes collègues: Assistance au suicide en situation non terminale
Cette question nous divise comme citoyens. Elle divise aussi le corps médical. L'Académie Suisse des Sciences Médicales a récemment mis en consultation une directive qui autoriserait l'entrée en matière dès lors que "Les symptômes de la maladie et/ou les limitations des fonctions du patient lui causent une souffrance insupportable", et à condition (entre autres) que "Des options thérapeutiques indiquées du point de vue médical ainsi que d'autres aides et soutiens ont été recherchés et ont échoué ou sont considérés comme inacceptables par le patient". Le patient n'aurait donc pas besoin d'être dans un état laissant penser que sa mort est proche. La FMH a récemment annoncé son opposition à cette possibilité. Des médecins se sont cela dit aussi exprimés en faveur de cette solution et regrettent parfois même que l'ASSM ne soit pas allée plus loin.
Hans Stalder, qui écrit dans le Bulletin des Médecins Suisses, commente ainsi un cas imaginé:
Mon patient de 80 ans est fatigué de vivre. Sa femme étant décédée, ses enfants quasi absents, il refuse d’aller dans un EMS. Je lui réponds que selon la déontologie médicale actuelle, je ne puis l’aider que si son décès est proche, mais que selon les nouvelles directives [2], je devrais m’assurer que ses souffrances sont insupportables, en cas de doute appeler un spécialiste pour évaluer sa capacité de discernement et consulter une tierce personne pour confirmer que son désir de mourir est mûrement réfléchi. Mon patient me répond: «Pourquoi toutes ces conditions? Vous me connaissez de longue date et j’ai pleine confiance en vous.»
...
Qui décide que les souffrances sont insupportables? N’est-ce pas une attitude patriarcale d’en faire une décision médicale visant plutôt à rassurer le médecin qu’à aider le patient? De plus ces directives risquent de prolonger la souffrance inutilement, surtout en cas d’issue fatale proche, car elles exigent même pour le médecin de famille connaissant bien son patient, que la capacité de discernement soit évaluée en cas de doute par un spécialiste et que le désir de mort soit durable et confirmé après des entretiens répétés et par une tierce personne.
Francis Thévoz lui répond ici que Les chiffres de la croissance importante des inscriptions à Exit et celle des aides en fin de vie révèlent un changement profond de l’opinion publique devant la souffrance et les douleurs qui précèdent une mort que les médecins annoncent tout en refusant d’aider à mourir. Personnellement, je comprends bien cette attitude médicale, mais c’est votre patientèle qui ne la comprend pas! Et le risque d’une réglementation existe qui pourrait ignorer et la volonté du malade, et celle du médecin de proximité.
La FMH a raison, c'est clair: l'évaluation d'une "souffrance insupportable" posera effectivement des difficultés aux médecins. Cela ne signifie pas forcément, pourtant, que l'exercice doive être interdit aux médecins qui l'accepteraient. Une vraie question, donc.
Et vous, qu'en pensez-vous?
La signature du délit
Les faits remontent à plusieurs années. En terminant une transplantation hépatique, un chirurgien anglais appose sa signature à l’argon sur le foie qu'il vient d'implanter. Aucune réaction négative n'est rapportée sur le moment. L'histoire se poursuit plusieurs années plus tard. Une défaillance de l'organe, dont on précisera qu'elle n'a aucun lien avec la signature, occasionne une nouvelle intervention par un opérateur différent. Celui-ci, trouvant une cicatrice aux initiales de son collègue, le dénonce. Les réactions sont contrastées. Certains sont viscéralement choqués. D'autres trouvent l'accusation, puis la condamnation, du chirurgien complètement absurdes.
C’est là un des aspects les plus intéressants de cette histoire : elle nous renvoie à nos perceptions différentes de ce qui fait qu’un acte est répréhensible. Qu’en est-il ? Dans la table des matières de l’éthique, quels sont les maux applicables à cette situation ?
Premier mal possible : induire –ou ne pas empêcher- de mauvaises conséquences. Ici, cet aspect commence par être absent. Le geste lui-même n’occasionne pas de saignements, pas de risque ni de souffrance supplémentaire. La seule conséquence négative pour la patiente est en fait la souffrance psychologique qu’elle aura pu ressentir en l’apprenant. Ce tort, cependant, aura été infligé au moins en partie par le dénonciateur.
Deuxième mal possible : l’objectification. Le geste du chirurgien semble signaler que la patiente est une chose ; peut-être même sa chose. Le problème serait ici un message trompeur et déshumanisant. Même après le geste, pourtant, ni le chirurgien, ni l’équipe du bloc, ni personne en fait ne remet en question le statut moral de la patiente. Les commentaires prennent cependant ce type de tort au sérieux. Est-ce la patiente que le chirurgien a signée, ou bien est-ce l’organe ? L’organe fait-il « déjà » partie de la patiente ou était-il dans une sorte d’état intermédiaire entre une chose véritable et un organe intégré à un nouvel organisme ? Est-ce un objet ? Peut-être est-ce l’opération que le chirurgien a signée et non l’organe? Les commentateurs se perdent dans des distinctions un peu byzantines, parce que la frontière passe ici entre un geste qui objectifierait la patiente elle-même, et un geste qui ne la viserait pas directement. C’est une question de respect de la personne en tant que telle.
Dans la troisième version du mal, ce n’est pas le geste lui-même qui est inquiétant mais ce qu’il signale sur l’état d’esprit du chirurgien. Un des commentaires mettait en avant la nécessité, pour être capable d’opérer, de distancer la personne entière du corps sur lequel on intervient. Réaliser cela sans tomber dans une dépersonnalisation réelle de la patiente serait un jeu d’équilibre délicat, lors duquel il ne serait pas si surprenant que l’on puisse, à l’occasion, chuter. Ici, c’est une question de caractère. Une question qui en ouvre une autre : quel est, en pareil cas, l’état intérieur le plus souhaitable ? Elle ouvre aussi l’hypothèse d’un quatrième mal : l’absence de considération pour les limites physiques de l’effort du chirurgien. Est-ce finalement l’extrême fatigue que ce geste pourrait dénoter qui poserait problème au fond ?
Ces différentes versions du mal, nous ne les percevons pas tous à hauteur égale. Dans les professions de la santé, la première est souvent au centre. Faire le bien, écarter le mal, viser les meilleures conséquences possibles, voilà une pierre angulaire de la médecine. Au point qu’il arrive que les autres dimensions soient perdues de vue. Ce sont elles qui font ici la différence entre l’indignation envers le chirurgien, et l’indignation envers le verdict.
Billet d'invitée: Les soins infirmiers, c'est pour nous tous
Stop à la fragilisation du système de santé par un engagement massif de tous pour des soins permettant l’accès à la santé pour tous !
L’association suisse des infirmières et infirmiers (ASI) prend les devants en lançant l’initiative populaire pour des soins infirmiers forts ( www.pour-des-soins-infirmiers-forts.ch ).
Selon l’ASI, la société est en droit d’attendre des infirmières, infirmiers, l’aide et le soutien nécessaires pour faire face à la maladie et au handicap. De son côté l’OMS, en 2002 déjà, souligne que l’évolution des besoins de la société implique un accroissement de la demande de soins infirmiers réactifs. L’augmentation des polypathologies et de maladies chroniques nécessite un soutien pour aider les gens à vivre avec des handicaps, à prévenir des complications. Ce sont des soins complexes à l’humain nécessitant des compétences élevées et avant tout infirmières. Cependant les décisions politiques et managériales ne permettent pas toujours et de moins en moins à la profession infirmière de répondre aux besoins de la population en Suisse.
Les décisions politiques concernant l’économie et le domaine santé-social ont de plus en plus pour conséquence une péjoration des conditions de travail des professionnels de la santé et du social voire à une impossibilité d’offrir l’aide et les soins nécessaires à la population. Cela amène de plus en plus de soignants à quitter la profession si ce n’est qu’ils tombent eux-mêmes malades et n’attirent pas la relève nécessaire. Cette situation actuellement déjà critique risque à l’avenir de devenir problématique. Manque de médecins, d’infirmières, limites financières mettent à mal les critères éthiques de justice, autonomie bienfaisance et non-malfaisance.
C’est dans ce contexte que se situe l’initiative populaire pour des soins infirmiers forts de l’ASI. Elle souhaite renforcer l’attractivité de la profession et améliorer les conditions de travail pour qu’il y ait moins d’infirmières et infirmiers qui quittent la profession par épuisement ou parce qu’ils ne peuvent travailler selon les valeurs professionnelles. Actuellement, les infirmières sont encore et toujours reléguées dans un rôle médico-délégué, ne peuvent se faire rembourser les soins sans ordonnance médicale, même pour les soins qui découlent des compétences infirmières et non médicales. Cet état de fait ne rend pas la profession attractive et ne permet pas à celle-ci d’endosser ses responsabilités face aux besoins de la population. L’initiative demande une modification de la constitution afin que confédération et canton reconnaissent les soins infirmiers comme une composante importante des soins et s’engagent pour que chacun ait accès à des soins de qualité. Cela implique des soins infirmiers en quantité et qualité suffisantes pour couvrir les besoins croissants de la population.
Cette initiative est importante parce qu’elle vise le respect des critères de justice (même accès aux soins pour tous), de non-malfaisance (respect de la sécurité) et de bienfaisance par des soins de qualité. Nous sommes donc tous invités à nous questionner, nous laisser interpeller, et à nous engager pro activement pour des soins équitables et de qualité, ce qui implique un discours éthique et politique. Dans ce sens j’invite le lecteur à s’informer sur l’initiative pour des soins infirmiers forts (www.pour-des-soins-infirmiers-forts.ch ), à la discuter et à se positionner selon son intime conviction, et, je l’espère, à la signer et inviter à la signer en ligne.
CRISPR/Cas9
Pendant une vingtaine d'années, un consensus solide a entouré la manipulation génétique de la lignée germinale humaine: niet, rien à faire, l'interdiction est planétaire. Ceci, a-t-on dit en substance, est une une borne à ne jamais franchir.
Pourquoi ? Sur les raisons, le consensus est nettement moins important. Comme souvent lorsqu'il y a un accord très large sur une question, cet accord est en fait le résultat d'une convergence d'arguments différents. On est d'accord sur quoi faire, sans être pour autant d'accord pourquoi c'est cela qu'il faut faire.
C'est une des raisons pour lesquelles l'annonce d'un progrès net dans l'utilisation de la technologie d'édition génétique CRISPR-cas9 sur des embryons humains est si fascinante. En règlant un problème, ou du moins en offrant un progrès substantiel sur ce problème, elle donne l'impression de régler les problèmes. En fait, elle érode une des raisons du consensus. La question de la modification génétique de la lignée germinale s'en trouve à nouveau ouverte.
Quels sont les arguments en présence? Principalement, il y en a cinq.
Premier argument, sans doute le plus visible: le génôme humain doit rester intangible car le modifier changerait en quelque sorte "l'essence de ce qu'est un être humain ». Dans cette optique, modifier le code génétique humain le transforme en quelque chose d'autre, de malléable selon nos désirs plutôt que fixe et faisant partie des données de départ de notre situation, d'artificiel plutôt que naturel. Ce à quoi touche l'être humain, dans cette optique, perd quelque chose d'essentiel en cessant litéralement d'être intacte. Est-ce un bon argument? Les avis divergent beaucoup sur ce point. Certains sont convaincus au nom d'un certain caractère sacré de la nature. D'autres rappellent que nous nous "réparons" nous-mêmes à tout bout de champs. Si vous vous cassez une jambe et que l'on vous l'immobilise, en est-elle pour autant devenue artificielle? Posée ainsi, la question peut sembler vaguement ridicule. Mais en fait il se passe quelque chose d'assez semblable lorsqu'une technologie de thérapie génique est utilisé pour guérir une maladie, donc restituer le génôme à l'état où il aurait été si cette maladie n'était pas survenue. Peut-être, du coup, y a-t-il en tout cas quelque chose de mieux défendable quand il s'agit de donner lieu à une configuration génétique qui existe par elle-même ailleurs? La question, on le voit, est très différente de l'enjeu avec lequel nous avions commencé. Et elle n'interdirait plus toute manipulation génétique d'embryons humains.
Autre argument: il s'agit de toucher à des embryons humains et nous n'avons pas le droit de toucher à des embryons humains. L'acceptation de cet argument dépend en grande partie des différentes position sur le statut de l'embryon. Décidément il faudra que je vous fasse un billet rien que pour ça dans pas trop longtemps. Le statut de l'embryon, évidemment, est un des enjeux qui divise le plus durablement les avis en éthique appliquée. Mais ici, il s'agirait après tout de traiter ces embryons. Même si ce point ne va pas se régler simplement, il est possible que certains défenseurs des droits des embryons soient en fait d'accord avec l'usage de cette technique: il pourrait s'agir un jour d'une forme de chirurgie très précoce, d'une manière de conduire vers la vie des embryons qui sans cela n'auraient pas été implantés.
Troisième argument: si des embryons modifiés sont ensuite développés jusqu'à leur naissance nous aurons modifié des personnes qui n'auront pas pu donner leur avis sur la question. Bon, vous me direz peut-être que les parents prennent inévitablement pour leurs enfants des décisions engageant leur futur sans que les enfants ne puissent encore participer à la décision. Certaines, comme le choix du lieu de domicile et de scolarité, déterminent l'identité future de l'enfant au moins autant que certaines modifications génétiques. OK, pourra-t-on répondre à ce stade, mais on n'autorise pas les parents à prendre n'importe quelle décision. C'est vrai. Dans de nombreux pays, dont la Suisse, on n'autorise typiquement pas les parents à prendre des décisions clairement dangereuses pour leur enfant. Cette limite n'est cependant pas définie de la même manière partout. Ici, il s'agirait donc de définir quelles décisions seraient autorisées aux parents et lesquelles seraient interdites, au nom du bien de l'enfant.
Quatrième argument : la possibilité matérielle et légale d'intrusion dans la ligue germinale humaine pourrait donner lieu à la recherche de « l'enfant parfait". Lors de la discussion sur le diagnostic préimplantatoire, cet argument était hors sujet. Ici par contre on est en plein dans la cible. En théorie, la panoplie des variants génétiques envisageables n'est plus limitée ici par le nombre d'ovocytes disponibles. En théorie à nouveau, donc, il pourrait cette fois devenir possible d'introduire n'importe quelle caractéristique dont les éléments génétiques seraient suffisamment connus et maîtrisés. Pas n'importe laquelle, donc: par exemple on ne connaît pas assez les éléments génétiques du talent musical ou de l'humour. En plus, de nombreuses caractéristiques génétiques semblent être interconnectées: il est donc possible que nous soyons définitivement incapables d'en modifier une sans affecter les autres. Mais tout de même ce serait un monde de possibilités qui s'ouvrirait là. Ces possibilités poseraient plusieurs types de problèmes. Les parents pourraient, beaucoup plus qu'à présent, déterminer l'identité de leur enfant. Nous venons de voir une des conséquences de cette possibilité : il faudrait pouvoir limiter ce pouvoir et en définir les contours pour que leurs décisions n'aillent pas à l'encontre du bien de leur enfant. Il y a plus, cela dit: les parents pourraient aussi faire des choix qui ne porterait pas tort à leur enfant, mais qui lui donneraient un avantage injuste sur des personnes n'ayant pas fait l'objet de modifications génétiques. Ces décisions iraient à l'encontre de notre reconnaissance les uns des autres comme des semblables biologiques, porteraient donc un tort profond à notre identité commune et à la cohésion de nos sociétés. Une question plus délicate, ça: quel degré d'inégalité biologique sommes-nous prêts à accepter? Et quel degré d'égalité biologique sommes-nous prêts à imposer? Ces questions, liées au futur de notre espèce, sont mises en avant par certains comme les plus importantes en lien avec la possibilité d'éditer nos gènes.
Finalement, modifier la lignée germinale veut dire prendre des risques très durables, sans en connaître la portée. Cet argument est de loin le plus consensuel. Introduire une modification précise et maîtrisée est une chose que nous n'avons jamais su faire. Introduire une modification approximative signifie toucher aux fondements génétiques d'une personne sans savoir tout ce qui va advenir. La personne en question devra ensuite vivre avec les conséquences sa vie entière. Si elle avait des enfants, elle pourrait en plus leur transmettre ces effets secondaires. Il n'y aurait pas de bonne manière de faire machine arrière dans le cas où un risque imprévu survenait.
C'est une très bonne raison de renoncer aux applications cliniques dans la vraie vie, ça. Mais justement, c'est cette raison que la technique CRISPR affaiblit. En permettant une correction génétique nettement plus précise et mieux maîtrisée, en permettant aussi une expérimentation plus rapide car moins chère, elle nous montre un futur pas si éloigné où l'on pourrait réellement n'introduire que la modification souhaitée et rien d'autre. Les progrès ont tout l'air d'être rapides. Il y a deux ans, une équipe chinoise faisait les gros titres avec une expérience sur des embryons humains non viables alors que leurs résultats principaux montraient qu'en fait ça ne marchait pas très bien. La semaine passée, une équipe américaine a nettement amélioré la technique et semble avoir obtenu presque un sans fautes. Un sans faute réel écarterait largement le risque direct lié à la manipulation génétique des embryons humains. Comme ce risque est l'argument le plus admis contre ces manipulations, la question s'en trouverait réouverte. Il ne resterait que les autres raisons qui, elles, font controverse.
On le voit, il y a parmi les raisons décrite ici certaines qui font aussi obstacle à la recherche sur la technique d'édition du génôme, et d'autres non. En fait, la question du risque lié à la technique est même une raison qui plaide en faveur de la recherche. Une meilleure connaissance du risque, et à terme une meilleure maîtrise du risque, passent par là. On peut donc vouloir plus de recherche sans pour autant se prononcer sur la nature des applications qui seraient admissibles à terme ou non. Pour cette raison, certains éthiciens se sont joints aux généticiens pour demander précisément cela. Des organismes officiels l'ont fait aussi, en donnant des raisons semblables.
D'autant plus que, pour être plus exacte, l'équipe qui vient d'annoncer ses résultats semble avoir véritablement obtenu un sans faute, mais avec une approche qui ne permet pas encore de dire si c'est vraiment le cas ou non. Le progrès le plus important rapporté par l'équipe américaine est la disparition du "mosaïcisme" dans les embryons traités à un moment spécifique de leur développement au stade d'une seule cellule. Lorsque l'on introduit une modification génétique dans une cellule, il arrive que lorsqu'elle se multiplie seulement certaines des cellules-filles portent cette modification. Le résultat est comme une mosaïque où coexisteraient différents sortes de pierres, d'où le terme de mosaïcisme. Si la cellule de départ est un embryon, alors l'individu qui en résulterait pourra quand même avoir la maladie que l'on avait cherché à extirper, même si parfois ce serait sous une forme atténuée. C'est ce problème qui semble avoir été éliminé. C'est un résultat impressionnant. Malgré cela, même si le nombre d'embryons examinés est relativement élevé (58), il reste assez modeste en fait car on pourrait ne pas avoir vu un risque rare. Pour compter sur cette méthode dans la vraie vie on voudrait avoir un seuil de sécurité encore plus élevé. L'autre risque que l'on craind lors d'une modification génétique est que la technique "se trompe" et que la correction ne soit pas seulement introduite à l'endroit du génôme que l'on vise, mais aussi ailleurs dans un ou plusieurs endroits qui ressembleraient à la cible. Là aussi, les chercheurs américains rapportent que leur approche n'a pas donné cette erreur, mais là le nombre d'embryon examiné n'est que de sept. C'est vraiment peu. Difficile de se dire que voilà, c'est bon, maintenant la technique ne fait plus d'erreurs.
En plus, leur résultat le plus intéressant est en fait une limite de plus au système. La technique qu'ils ont utilisée, le fameux CRISPR-cas9, est basée sur l'introduction d'une sorte de paire de ciseaux moléculaires capables de reconnaître le bon endroit où couper, et d'un modèle pour la pièce qui doit remplacer la partie extirpée. Mais les embryons qu'ils ont traités semblent avoir royalement ignoré ce modèle pour la pièce manquante. A la place, ils ont rempli le trou avec une copie du gène provenant de l'autre parent. Sur le plan scientifique, c'est une belle découverte: les embryons semblent avoir un système de correction génétique différent de celui des autres cellules. Sur le plan technique, cela pourrait être un problème: de nombreuses maladies génétiques ne sont dangereuses que si les deux copies du gène sont atteints. Il se pourrait donc que corriger ces situations-là soient plus difficile que prévu.
Dans ces conditions, donc, le risque est-il écarté? Ou plutôt est-il suffisamment écarté? Et puis, suffisamment écarté, qu'est-ce que ça veut dire? Les chercheurs qui rapportent ces résultats ne pensent clairement pas que nous soyons arrivés à ce point. Leur conclusion: c'est un progrès intéressant, mais il faudra encore pas mal de recherches et de vérifications avant de pouvoir même envisager d'utiliser cette technique dans la vraie vie. A la lecture de leurs résultats, on leur donne raison.
Nous avons donc du temps. Un temps qui ne sera pas de trop pour aborder les questions qui resteront une fois que la technique sera réellement devenue sûre. Plutôt qu'une controverse intense et brêve, nous allons avoir besoin d'une discussion prolongée et constructive. La plupart des arguments sont déjà là. Pour ce billet, tout ce que je vous ai dit résume des positions qui étaient déjà assez claires il y a vingt ans. Le jour où le risque aura vraiment radicalement diminué, nous n'aurons pas d'excuse si nous n'avons pas avancé sur les autres questions. A quel niveau le risque, une fois devenu bas, devient-il acceptable? Quelles sont les modifications que nous devrions interdire pour protéger les enfants futurs? Et quelles sont celles que nous devrions limiter pour éviter les risques qui pourraient atteindre nos rapports les uns aux autres? Ces questions étaient ouvertes depuis longtemps mais elles étaient en veilleuse. Si elles restent cette fois ouvertes, la suite pourrait être intéressante.
Merci Simone
Lorsque la personne décédée a atteint, comme ici, un âge respectable, c'est aussi le moment de mesurer le chemin parcouru. Je vous propose donc ici quelques images d'archives. Voici d'abord des extraits du débat de 1974 sur l'interruption de grossesse. Vous verrez, son discours n'y est pas entier: vous trouverez le texte ici. Il y a surtout un reportage plus récent mais qui donne bien le ton de l'époque. Dans ce ton, certaines choses ont beaucoup changé, certaines autres pas tant que cela. Dites-nous (poliment s'il vous plait) ce que vous pensez dans les commentaires.
Au-delà du ton, cependant, ce qui a changé est immense. Je ne veux pas parler seulement du respect des femmes qu'exprime la légalisation de l'avortement. Je veux parler des vies que cette légalisation a sauvées. Combien sont-elles? En fait, on ne sait pas les compter. Comptait-on, avant la loi Veil, le nombre de victimes des interruptions de grossesse illégales? L'Afrique du Sud a, en légalisant l'interruption de grossesse, diminué de 90% la mortalité liée à la grossesse. Pour la France, je n'ai pas trouvé de chiffres: sans doute, à l'époque, ne les récoltait-on pas de la même façon même après 1975. L'interruption de grossesse illégale menace la vie des femmes qui y ont recours, l'interruption de grossesse légale la remplace et sauve ces vies. L'interruption de grossesse illégale menace aussi la fertilité future des femmes. Une partie des enfants nés après des interruptions de grossesse légale doivent donc également leur vie au médecin qui aura pratiqué le geste de manière correcte, et au législateur qui l'y a autorisé. Qu'en savez-vous? Vous êtes peut-être du nombre.
Mes collègues: qu'est-ce que le populisme?
Le livre est très court, et en plus l'auteur en fait une synthèse à la fin. Je vous offre donc cette synthèse, dans une traduction qui n'engage évidemment pas l'auteur.
"1. Le populisme n'est ni la part authentique de la politique démocratique moderne, ni une sorte de pathologie causée par des citoyens irrationnels. C'est l'ombre permanente de la politique représentative. Il existe toujours la possibilité pour un acteur de parler au nom du «vrai peuple» comme moyen de contester les élites actuellement puissantes. Il n'y avait pas de populisme dans l'ancienne Athènes; il y a avait de la démagogie, sans doute, mais pas de populisme, puisque ce dernier n'existe que dans des systèmes représentatifs. Les populistes ne sont pas contre le principe de représentation politique; ils insistent simplement que seuls eux-mêmes sont des représentants légitimes.
2. Il ne suffit pas de critiquer les élites pour être populistes. En plus d'être antiélitistes, les populistes sont antipluralistes. Ils prétendent qu'eux et eux seuls représentent le peuple. Tous les autres concurrents politiques sont essentiellement illégitimes, et tous ceux qui ne les soutiennent pas ne font pas partie du peuple. Lorsqu'ils sont dans l'opposition, les populistes insisteront nécessairement que les élites sont immorales, alors que le peuple est une entité morale et homogène dont la volonté ne peut pas errer.
3. Les populistes semblent souvent prétendre qu'ils représentent le bien commun, tel que voulu par le peuple. En y regardant de plus près, il s'avère en fait que ce qui compte pour les populistes n'est pas tant le produit d'un véritable processus de formation de volonté, ou d'un bien commun que n'importe qui peut glaner avec du bon sens. Ce qui compte davantage est une représentation symbolique du «peuple réel», à partir duquel la politique correcte est ensuite déduite. Cela immunise la position politique d'un populiste contre la réfutation empirique. Les populistes peuvent toujours faire jouer l'idée des «vrais gens» ou de la «majorité silencieuse» contre les représentants élus et le résultat officiel d'un vote.
4. Bien que les populistes demandent souvent des référendums, ces exercices ne visent pas à initier des processus ouverts de formation de la volonté démocratique parmi les citoyens. Les populistes veulent simplement être confirmés dans l'idée qu'ils se sont déjà faite de ce que les personnes réelles veulent. Le populisme n'est pas un chemin vers une plus grande participation politique.
5. Les populistes peuvent gouverner, et ils sont susceptibles de le faire en se basant effectivement sur l'idée qu'eux seuls représentent le peuple. Concrètement, ils procéderont à l'occupation de l'État, le clientélisme de masse et la corruption, et la suppression de tout ce qui ressemble à une société civile critique. Ces pratiques trouvent une justification morale explicite dans l'imagination politique populiste et peuvent donc être ouvertement déclarées. Les populistes peuvent aussi écrire des constitutions; ce seront des constitutions partisanes ou «exclusives» destinées à maintenir les populistes au pouvoir au nom de la perpétuation d'une soi-disant volonté originelle et authentique. Elles sont susceptibles de conduire à un conflit constitutionnel grave à un moment ou à un autre.
6. Les populistes doivent être critiqués pour ce qu'ils sont - un véritable danger pour la démocratie (et pas seulement pour le «libéralisme»). Mais cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas les engager dans le débat politique. Parler avec les populistes n'est pas la même chose que parler comme des populistes. On peut prendre les problèmes qu'ils soulèvent sérieusement sans accepter l'angle sous lequel ils présentent ces problèmes.
7. Le populisme n'est pas un correctif de la démocratie libérale: il ne rapproche pas la politique «du peuple» et ne réaffirme même pas la souveraineté du peuple, comme on le prétend parfois. En revanche, lorsque certaines parties de la population ne sont pas représentées (des parties regroupées par des intérêts, ou une identité, ou les deux), il est utile de le signaler. Cela ne justifie pas l'affirmation populiste selon laquelle seuls leurs partisans sont les vraies personnes et qu'ils sont les seuls représentants légitimes. Le populisme doit donc forcer les défenseurs de la démocratie libérale à réfléchir davantage sur les échecs actuels de la représentation. Il devrait aussi les pousser à aborder des questions morales plus générales. Selon quels critères appartient-on à la collectivité? Pourquoi le pluralisme vaut-il la peine d'être préservé? Et comment peut-on répondre aux préoccupations des électeurs populistes, entendus comme citoyens libres et égaux et non pas comme des cas pathologiques d'hommes et de femmes conduits par la frustration et le ressentiment?"
L'auteur finit sur un espoir d'avoir au moins tracé des pistes pour répondre à ces questions. Il faut le lire, je vous dis.
Mourir sans maladie terminale
Le deuxième enjeu, c'est la question de la souffrance. C'est elle qui est au premier plan dans les commentaires du cas présent. En Suisse, la loi ne précise pas de quoi la personne qui veut mourir doit souffrir. Elle précise que la personne doit être capable de discernement, qu'elle doit se tuer elle-même (sinon ce n'est pas un suicide) et que la personne qui l'assiste ne doit pas avoir de mobile égoïste. C'est tout. Il n'y en fait même pas besoin que la personne soit malade. C'est tellement large que tout se passe en pratique comme cela nous faisait peur. Les associations d'aide au suicide se donnent des règles plus strictes. L'Académie Suisse des Sciences Médicales, qui édicte les directives médico-éthiques pour les professionnels de la santé, a elle aussi posé un cadre nettement plus stricte pour les médecins. La question est: où mettre la limite? L'Académie exige une maladie terminale. EXIT demande une ou plusieurs maladies incurables. Mais en fait la question fondamentale est: la souffrance d'une autre personne, comment peut-on savoir quand elle devient insupportable? Cette question-là, peut-être qu'elle est insoluble. Le Code pénal suisse lui substitue le mobile altruiste. On compte sur la personne qui assiste. Si cette personne peut comprendre, si elle pense sincèrement que la vie du demandeur est si terrible que c'est altruiste de l'aider à mourir, alors l'assistance devient légale. Est-ce suffisant? Jusqu'à présent, nous avons collectivement pensé que oui. Plusieurs tentatives de légiférer sur l'assistance au suicide ont eu lieu ces dernières décennies, et elles ont toutes abouti à la conclusion que nous préférions le statut quo. Cette fois, nous verrons si c'est à nouveau le cas ou non.
Le troisième enjeu, c'est la question des alternatives qu'il faudrait offrir lorsqu'une part de la souffrance n'est pas strictement médicale. Lorsqu'une personne âgée veut mourir sans souffrir d'une maladie clairement terminale, il n'est pas surprenant que l'on s'indigne. Mais on s'indigne contre quoi, exactement? Evidemment, si ce que nous pouvons faire de mieux pour nos aînés lorsque leur fonctionnement devient très limité est de les laisser sans amis, sans famille, et sans rien qui leur semble suffisant pour se lever le matin, alors il y a véritablement un problème. Mais le problème est-il alors vraiment de les autoriser à choisir la mort? Le leur interdire ressemble ici en fait à un cache misère... Alors ce problème-là, évidemment, ni la médecine ni les associations d'aide au suicide ne peuvent le résoudre. C'est un problème qui nous appartient à tous. Quelles conditions pour une vie décente parmi nous? Une question qui nous concernent qu'on le veuille ou non.
Cette question il faut l'aborder, sérieusement et ensemble. Il ne faut cependant pas se leurrer non plus. Dans certains cas aucune alternative ne sera possible. Perdre son conjoint à un âge avancé, c'est parfois perdre la personne avec laquelle notre identité s'était construite. Cela n'est pas toujours insurmontable. Ma grand-mère, veuve à passé 90 ans, avait fait comme une petite crise d'adolescente en perdant un mari plutôt autoritaire. Mais il arrive aussi qu'après une vie entière on n'ait tout simplement pas fait pousser toutes les parties de notre être, lorsque l'autre s'y substituait. Il arrive alors que construire le reste à un âge avancé soit au delà de nos forces.
Le quatrième enjeu est la question du degré d'intrusion de l'Etat. Que notre famille ou nos amis cherchent à nous empêcher de mourir, c'est tout de même normal. C'est plus ou moins acceptable selon les circonstances et les moyens mis en oeuvre évidemment, mais c'est ce que l'on attend de proches qui veulent notre bien. Lorsque c'est l'Etat qui met des barrières, cela dit, la situation est très différente. Car la question du caractère licite ou non de l'assistance au suicide est liée, finalement, à la question du caractère licite ou non du suicide lui-même. Et permettre le suicide, lorsqu'il résulte d'un choix lucide et qu'il n'est pas dû à un état mental altéré, ce n'est ni plus ni moins que reconnaître que nous sommes propriétaires de nous-même. Que même si nous avons évidemment des liens avec d'autres, même si nous les aimons et que nous dépendons d'eux et eux de nous, nous n'appartenons finalement à personne.
Selon la décision du tribunal, un autre aspect de ce cas pourrait devenir intéressant. Lorsqu'il déclare que l'assistance au suicide n'est pas légale ici, l'avocat de la famille se fonde sur les directives de l'Académie Suisse des Sciences Médicales. Elles n'ont en fait pas valeur de loi. Ou plutôt, elles ont ou non valeur de loi selon qu'un tribunal les reprend dans un cas ou pas. Si la décision était d'admettre ces directives comme limite pour l'assistance au suicide, alors cela créerait un précédent. Elles auraient désormais valeur de loi. Mais à Genève seulement. Nous pourrions alors nous trouver, à l'intérieur de la Suisse, avec un cadre légal différent, et peut-être un tourisme du suicide entre cantons.
Cette décision, quoi qu'il arrive, sera douloureuse pour toutes les personnes concernées. Sans l'ombre d'un doute. Sans l'ombre d'un doute, elle sera en revanche intéressante.
Mes collègues: légalisons le diagnostic préimplantatoire
"Comment décide-t-on qu'une mutation doit être dépistée par DPI ou non? Comment fixer la limite éthique de la sélection d'embryon?
Les critères ne sont pas foncièrement différents de ceux du dépistage et du diagnostic génétique prénatal qui portent donc sur un fœtus et non un embryon. De plus, le DPI implique de travailler sur une quantité minime de matériel génétique, donc, la faisabilité d'un test donné devient un critère décisif, ce qui contribue à restreindre l'application du DPI par rapport aux analyses génétiques classiques. La sélection d'embryons est motivée par l'absence d'une maladie génétique bien précise pour laquelle le couple a des antécédents et aussi par l'absence d'anomalies chromosomiques qui entravent le développement de l'embryon pendant la grossesse. Les trisomies 21, 18 et 13 sont aussi dépistables à cette occasion, comme d'ailleurs au cours de toute grossesse normale. On est donc très loin d'une sélection d'embryons qui viseraient à éviter des handicaps mineurs, voir à favoriser des traits physiques considérés comme désirables.
De plus, la nouvelle loi encadre la notion de maladie grave en précisant qu'il s'agit de maladies qui se déclarent tôt dans la vie et impliquent des souffrances importantes et des fardeaux particulièrement lourds. Pas question donc de dépister les futures personnes qui ont un risque accru de maladie d'alzheimer ou d'autres pathologies qui se déclarent à partir de l'âge mûr.
Dans les pays où il est autorisé, combien de couples en moyenne ont recours au DPI chaque année?
Nicolas Vulliémoz:
Nous disposons par exemple de données pour le Royaume-Uni, l'un des pays qui pratique le DPI depuis longtemps. Dans ce pays, 311 patientes ont eu recours au DPI en 2010 et 368 en 2011. Ce chiffre concerne les analyses sur les patientes porteuses d'une maladie génétique grave, comme la mucoviscidose.
Alexandre Mauron:
Le dépistage d'anomalies chromosomiques, c'est-à-dire non liées à une maladie monogénique (due à une mutation dans un gène particulier) peut faire augmenter le recours au DPI, mais de façon limitée car qui dit DPI dit fécondation in vitro et donc problèmes d'infertilité associés à des antécédents de fausses couches par exemple. Nul part, y-compris dans les pays les plus libéraux, il n'y a de DPI systématique chaque fois qu'il y a fécondation in vitro. Il faut des indications supplémentaires pour justifier le DPI comme dépistage des anomalies chromosomiques (dépistage des aneuploïdies). L'idée que des couples fertiles pourraient renoncer à faire des enfants selon la méthode traditionnelle et passer par la fécondation in vitro pour «sélectionner l'enfant parfait» relève du fantasme.
Bonjour, la question de l’eugénisme est certes mise en avant par les opposants. Pourtant, avec une loi plus large que le texte constitutionnel, n'y a-t-il pas un réel risque de sélection?
Il y a un malentendu sur le genre de sélections que le DPI rend possible. Ce qui a été présenté comme un élargissement de la loi par rapport au texte constitutionnel est motivé par le but d'augmenter le taux de succès de la fécondation in vitro. La sélection que le DPI rend possible est principalement celle d'embryons dépourvus d'anomalies majeures qui interrompront son développement bien avant la naissance. Le dépistage d'anomalies chromosomiques compatibles avec la survie, comme la trisomie 21, continuera d'être fait par les méthodes de dépistage prénatal classique qui s'adressent à toutes les femmes enceintes.
L'analogie avec l'eugénisme d'antan ne tient pas parce que celui-ci visait un effet sur la population en général et se servait de mesures autoritaires, comme la stérilisation des «indésirables». On est très loin des instruments actuels de diagnostic qui servent à donner aux femmes et aux couples un choix face à la perspective d'une maladie grave de leur enfant. Parmi toutes les méthodes d'analyse génétique existantes, le DPI est au fond celle qui a le moins de potentiel eugénique, précisément parce qu'elle est ciblée sur des catégories minoritaires de personnes, à savoir les couples qui ont des antécédents d'une maladie génétique précise et les couples infertiles qui ont une histoire clinique de fausses couches ou d'autres problèmes survenant au cours de la grossesse.
Bonjour, est-ce que le DPI permet de savoir si son enfant va voter à droite ou à gauche plus tard? Ou d'abord à gauche puis à droite et inversement? Merci de vos lumières scientifiques. G.
On se fait beaucoup d'illusions sur le pouvoir prédictif de l'information génétique. La génétique humaine est née de la médecine et elle est donc surtout bonne pour identifier les gènes impliqués dans des maladies. Elle est faible quand il s'agit d'identifier la base génétique éventuelle de traits de comportement. D'autant plus que ces traits de comportement sont souvent le résultat d'une interaction immensément complexe entre le génome, l'environnement et la biographie des personnes. Donc non, le DPI, ni la génétique en général ne permettront jamais de faire une telle prédiction."
Éditer le génome des embryons?
Sur la question des embryons humains génétiquement modifiés par des chercheurs chinois, il y a forcément un peu plus à dire que le temps qu'on vous donne aux nouvelles. Du coup (je soupçonne ici que ce n'est pas seulement moi) on sort un brin frustré. Voici donc quelques commentaires en plusde la video et quelques explications.
La première chose qu'il faut savoir, c'est que la technique utilisée commence par couper dans le génome avant d'y insérer un gène corrigé. Elle été inventée par deux femmes pour une application chez les bactéries, mais en fait la technique peut en théorie être utilisée dans n'importe quelle cellule.
Et là, des chercheurs de l'Université Sun Yat-sen University à Guangzhou ont pratiqué une expérience pour voir ce que cela donnerait sur des embryons humains.
La deuxième chose à savoir, c'est que cela n'a pas très bien marché. Certains embryons n'ont pas survécus, d'autres n'étaient pas modifiés, ceux qui l'étaient n'avaient souvent pas la modification attendue. Si cette expérience a montré quelque chose, donc, c'est d'abord à quel point la technique est immature.
La troisième chose qu'il faut savoir, c'est que cela fait un certain temps que la manipulation génétique des embryons humains est considérée comme quelque chose qu'il ne faut absolument pas faire. Pourquoi? Parce que si l'on procède à une manipulation génétique sur un embryon humain et que tout ne se passe pas exactement comme prévu, alors le risque est énorme. Si cet embryon est implanté, se développe et arrive jusqu'au terme d'une grossesse, bref devient une personne comme vous et moi, alors cette personne devra subir toute sa vie d'éventuels effets secondaires. Ce fardeau risque en plus d'être ensuite transmis aux générations futures.
Le résultat, c'est qu'un certain nombre de pays ont tout bonnement interdit la manipulation génétique germinale : celle qui touche aux cellules reproductives. En Suisse, l'article 119 de la Constitution fédérale stipule entre autres que "toute forme de clonage et toute intervention dans le patrimoine génétique de gamètes et d'embryons humains sont interdites".
Ici cependant, non seulement ces embryons n'ont pas été implantés mais ils n'auraient pas pu se développer jusqu'à terme. Les risques n'auraient donc existé ni pour une personne future ni pour les générations futures.
La quatrième chose à savoir, c'est que sur la base des craintes soulevées par la manipulation génétique des embryons humains, la communauté scientifique est en plein appel au moratoire. Des éditoriaux parus coup sur coup dans Nature et Science ont appelé à la prudence, et à ce que la communauté scientifique s'abstienne pour le moment de certaines applications de cette technologie. Et c'est bien le hic: c'est au milieu de ces appels et avant qu'une décision n'ait été prise que cette expérience a été publiée.
La réaction ne s'est pas faite attendre (par exemple ici, ici, ici) En attendant cependant, il semble que d'autres groupes soient prêts à emboîter le pas et à chercher à améliorer la technique. La communauté scientifique, qui s'est déjà imposé des moratoires dans le passé, va-t-elle être en mesure de définir et d'implémenter une limite dans ce cas? Cela ne sera peut-être pas suffisant, mais ce serait déjà pas mal. Car c'est finalement un test, que ce cas. Sur les dernières décennies, la communauté scientifique s'est beaucoup décentralisée. Va-t-elle néanmoins être capable de décider d'un moratoire et d'en définir les paramètres? Le Dr Baltimore, un des auteurs d'appels au moratoire, dit compter pour cela sur l'autorité morale des États-Unis. Sans doute voit-on cela d'un autre œil en Chine. Mais alors comment faire, dans un monde devenu si multilatéral? Ce n'est pas seulement un enjeu éthique qui se joue là. C'est un cas d'espèce où l'on sent bouger les rapports de pouvoir du monde.
Ces millions de musulmans qui sont Charlie Hebdo
Pas n'importe laquelle. L'auteur est passé personnellement par la menace de la violence, et c'est sous cette menace qu'il écrivait ceci:
"(...)what is the point of giving persons Freedom of Speech, if you then say they must not utilize same? And is not the Power of Speech the greatest Power of all?"
"à quoi cela sert-il de donner aux personnes la Liberté de Parole, si vous leur dites ensuite qu'elles ne doivent pas l'utiliser? Et le Pouvoir de la Parole n'est-il pas le plus grand Pouvoir de tous?"
L'auteur de ces lignes est Salman Rushdie, leur source un livre qu'il a écrit pour ses enfants alors qu'il était exilé loin d'eux par la menace d'un attentat pour avoir, lui qui était né dans une famille musulmane, écrit sur le prophète des choses qui ont déplu aux dirigeants de l'époque en Iran. Pour ceux qui seraient tentés de comprendre l'attentat de Paris en termes uniquement religieux, ces lignes devraient être un rappel. L'occasion ne serait-ce que d'un instant pour se souvenir qu'à l'échelle de la planète, la plupart des victimes de ceux qui déclarent s'armer pour l'islam sont en fait des musulmans. Les musulmans de France et d'ailleurs qui condamnent l'attentat ne le savent que trop bien. Aux États-Unis, après le 11 septembre 2001, des particuliers ont attaqué dans leur douleur leurs concitoyens musulmans parfaitement innocents. C'était révoltant. C'était attaquer leurs voisins plutôt que d'attaquer la violence. C'était sauter à pieds joints dans le piège qui leur avait été tendu. Il y a même eu une attaque contre des concitoyens sikhs pour crime de port de turban. La révolte avec le ridicule en plus. C'est les États-Unis, me direz-vous, ici on fera mieux! Puissiez-vous avoir raison.
Car réagir avec justice, plutôt qu'avec violence, est difficile. De la part du terroriste, c'est parfaitement intentionnel. Comme le disait un commentateur: "En plein Paris, l’assaut à l’arme de guerre d’une rédaction réunie en séance de travail a bel et bien deux buts, au-delà du massacre espéré de civils : faire taire la liberté d’expression et annihiler les valeurs de la démocratie (...) La première faute serait aujourd’hui de suivre les terroristes dans leur quête et que la haine se déchaîne entre communautés en plein Paris et dans toute la France". Ce n'est pas seulement un crime, disait ce soir Robert Badinter, c'est aussi "un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties. Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup perdu en termes de liberté et parfois d’honneur." Un piège, oui, et il va s'agir de ne pas y tomber.
Pour la fête des mères, sauvez-en une...
Mais derrière les affichettes roses et l'apparence des évidences, c'est peut-être l'occasion de nous rappeler une chose triste qu'on aime parfois mieux ne pas trop regarder: avoir une maman, ce n'est pas si évident que cela.
Et bien sûr, dans des lieux moins sûrs de la planète ça l'est encore moins. A l'échelle du monde, devenir mère reste même une des causes importantes de mortalité pour les femmes. Même si nous sommes 45% de moins qu'en 1990 à périr en donnant la vie, le taux mondial actuel de la mortalité maternelle est toujours d'environ une femme toutes les deux minutes. Terrible. Mais ce n'est 'que' le premier obstacle. Parmi celles qui survivent mais ont la malchance d'avoir accouché loin de toute aide médicale, certaines seront encore écartées de leur famille en raison de séquelles de leur accouchement.
Vous voulez faire un geste pour la fête des mères? N'oubliez pas la vôtre, bien sûr. Mais songez que vous pouvez aussi faire une autre chose, que nos petites affichettes nous feraient presque oublier.
Vous pouvez sauvez la mère de quelqu'un.
Comment? Voici quelques exemples d'associations fiables qui œuvrent pour diminuer la mortalité maternelle, pour opérer les fistules dues à l'accouchement, améliorer la santé des femmes, ou pour plusieurs de ces buts. Vous en connaissez peut-être d'autres. Indiquez-les dans les commentaires..
Noël: plus intelligente générosité?
En tout cas, pas des choses auxquelles nous attachons du prix. Nous attachons du prix au fait de les recevoir, bien sûr, et surtout à ce qu'elles disent sur les liens qui nous unissent à d'autres. C'est la valeur affective, liée à la personne qui vous l'a offerte et au geste qu'elle a fait pour vous: tout cela ne nécessite pas à strictement parler d'être véhiculé par une chose qu'elle aurait achetée pour vous l'offrir. La même valeur s'attacherait à une sortie au restaurant, à une promenade en montagne, à une friandise cuisinée de ses mains expertes (ou même pas si expertes que ça). Mais il semble que si vous êtes représentatif, et honnête comme ça entre quatre zyeux, alors à la question "parmi vos cadeaux de Noël, quelles sont les choses auxquelles vous attachez vraiment de la valeur?" votre réponse se situera entre 'pas tous' et 'très peu'. Voir 'aucun'. Nous nous faisons très souvent des cadeaux pour le geste plus que pour l'objet.
Quel lien avec l'éthique? C'est qu'à lier au geste un objet, on génère des conséquences humaines qui ne sont pas toujours visibles.
Des conséquences écologiques. Après 6 mois, seulement 1% des choses que nous achetons sont encore utilisées. Les matières premières qui ont servi à les fabriquer, en revanche, sont souvent perdues. Et la pollution qu'elles auront générée subsiste.
Des conséquences humaines, aussi. Nos appareils technologiques sont très friands de minéraux rares, et comme du coup ceux-ci rapportent très bien ils font l'objet de guerres sanglantes. Le tantale, le zinc, le tungsten, sont tous nécessaires pour nos téléphones et tablettes: une bonne part des mines sont aux mains des seigneurs de la guerre de la République démocratique du Congo.
Finalement, il y a des conséquences plus difficiles à voir encore. L'argent que nous dépensons à nous donner les uns aux autres des cadeaux inutiles dont la fabrication est délétère, nous pourrions faire tellement mieux avec.
Alors plutôt que de courir après l'idée de la dernière minute pour acheter une chose à quelqu'un que vous aimez, voici quelques idées de gestes à lui offrir.
A la dernière minute, trop tard sans doute pour un poème ou un gateau (quoique cette recette de truffes à l'air fameuse et fichtrement rapide). Mais il vous reste les alternatives immatérielles. Vous pouvez leur offrir, par exemple, un bon pour faire un prêt sur Kiva, le site de micro-crédit entre particuliers. Un don à Because I'm a girl qui finance l'éducation des filles là où elle ne va pas de soi. Ou à une des organisations testées comme les plus efficaces pour sauver des vies là où c'est vivre qui ne va pas de soi. Vous pouvez financer en leur nom un rat entrainé pour détecter les mines antipersonnelles, ou la tuberculose. Ou aider en leur nom quelqu'un à se libérer de ses dettes via le site de Strike Debt, qui rachète pour une bouchée de pain les dettes de personnes qui ne s'en sortent juste plus, pour ensuite les pardonner purement et simplement. Vous pouvez leur offrir une inscription à la Déclaration de Berne, qui tente de rendre plus justes les règles du jeu sur le plan international.
Le bonus? Tout ça peut se faire en ligne. Rapidement, et sans affronter de foules.
Du coup, vous aurez peut-être même encore le temps de faire les truffe...
L'importance des villes durables
"La moitié de l'humanité vit désormais dans des
villes. Ce sont les villes qui doivent protéger le futur de la planète.
Et à la ville de Genève, on veut licencier ceux qui font ça." Sur facebook on est plus bref que sur un blog, mais ici effectivement cela mérite un peu de développement. Voici donc.
La moitié de l'humanité vit désormais dans des villes. Il s'est passé une chose remarquable en 2008: l'exode rural, commencé lors des premières fondations de villes il y a plus de 5000 ans, a atteint le point où la balance penche. 2008 est l'année à partir de laquelle plus de la moitié de l'humanité vit dans des villes. Il n'est donc pas surprenant que ce soit dans les villes, là où nous vivons, que le futur de l'humanité se joue. C'est dans ces villes, là où nous vivons, que les rapports entre nous et notre environnement, forcément, se joue.
Ce sont les villes qui doivent protéger le futur de la planète, donc. Ce futur, il ne se joue pas toujours à coup de grandes décisions politiques. Il se joue aussi à coup de tout un tas de mesures très locales, dont l'effet va être de rendre nos villes plus écologiques et aussi souvent plus humaines. Dans la vidéo qui ouvre ce message, Alex Steffen en détaille quelques unes. Et au fil de sa présentation plusieurs choses deviennent claires. La première, c'est qu'une ville plus respectueuse de l'environnement c'est en fait aussi une ville où il fait bon vivre. Tant mieux! Nous serions dans un joli pétrin si ce n'était pas le cas. La deuxième, c'est que les villes existantes peuvent faire beaucoup de choses pour prendre cette voie, et que ces choses vont largement profiter aussi à l'économie locale. Une partie de la raison est détaillée par un autre conférencier ici: la génération Y, de plus en plus, choisit de vivre dans ce genre de ville-là. Pour ceux qui veulent les employer, évidemment, cela va devenir un argument lorsqu'il s'agit de savoir où ouvrir une entreprise, où la fermer.
Ce constat, un nombre croissant de villes l'ont fait. Elles se sont dotées pour cela de services chargés de coordonner entre tous les départements concernés (tous, en fait) ces efforts parfois minutieux, parfois pas très glamour, mais essentiels pour maintenir nos villes durables, ou tout simplement vivables.
A Genève, on veut licencier ceux qui font cela. En ville de Genève, ce service s'appelle l'Agenda 21. Il y en a dans toutes les villes du pays. Sauf qu'en ville de Genève, on veut le fermer. Les blocs politiques du conseil municipal se livrent une bataille autour du budget, et dans cette bataille ce service risque d'être sacrifié. Préoccupant, ça.
Les opposants s'organisent et ont appelé à une manifestation, organisé une pétition. Parmi eux, les syndicats: car évidemment il y aurait des licenciements à la clé. Parmi eux également, les principaux partis de gauche. Et ici si je puis me permettre: préoccupant aussi, ça. L'Agenda 21 soutient des associations citoyennes, coordonne et encourage des mesures qui soutiennent l'économie locale. En améliorant notre empreinte écologique, ces mesures visent à améliorer notre qualité de notre vie et notre sécurité, pas seulement pour maintenant mais aussi pour la période où nos enfants seront adultes. Tous cela, ce sont des buts dans lesquels tous les partis devraient en fait reconnaître une part d'eux-mêmes...
1:12
Malgré tout, je ne résiste pas à saisir l'occasion pour vous remontrer la vidéo qui ouvre ce message. Je vous en avais déjà parlé. Richard Wilkinson y détaille, clairement et tranquillement, les effets que les inégalités sociales ont sur les sociétés. Au fil des données, c'est un autre regard sur nos débats politiques du moment qui se dessine. Car avec l'augmentation des inégalités, c'est aussi l'insécurité qui avance. Les sociétés plus inégales ont plus de crime. Moins de confiance. Elles punissent plus sévèrement. Leurs prisons sont plus pleines. Côté santé, leur espérance de vie est plus courte, leur santé mentale moins bonne. Une société plus égalitaire (pas totalement égalitaire, plus égalitaire) c'est une société où, pour beaucoup de raisons, on vit mieux.
Une autre chose que montrent les chiffres de Wilkinson est que ce résultat est le même quel que soit le chemin par lequel on y parvient. Certaines sociétés 'fabriquent' plus d'égalité en limitant les écarts de revenus, d'autres en taxant progressivement plus les revenus de plus en plus élevés. Les unes et les autres en tirent les mêmes effets positifs. Certaines sociétés ne 'fabriquent' pas plus d'égalité, et elles s'en sortent moins bien.
Une fois qu'on a compris ça, on doit admettre que cela peut être du ressort d'un état de vouloir limiter les inégalités. Un des arguments souvent entendus, que limiter les écarts est une limite à la liberté personnelle des employeurs, est vrai. Sauf que l'état a parfaitement le droit de limiter la liberté des employeurs au nom de la protection de tiers. On n'a pas le droit de demander à son employé d'amener aussi travailler son enfant. On n'a pas non plus le droit de polluer n'importe comment, même si dans ce cas les personnes protégées sont moins faciles à identifier. Limiter les inégalités dans une société ressemble à ce deuxième exemple. Cherchez la victime, elle ne sera pas directe. Comment identifier quelle victime de cambriolage, ou d'infarctus, aurait été épargnée si nos sociétés étaient plus égalitaires? Passé un certain écart, ces victimes, existent pourtant bel et bien. Limiter les inégalités protège des tiers, et c'est là une des raisons qu'on admet comme acceptable pour mettre des limites à la liberté des personnes.
Alors, en Suisse, où en est-on? Côté inégalités de revenus, nous ne sommes pas au niveau des Etats-Unis. Encore moins, évidemment, au niveau des inégalités qui existe si on regarde la planète dans son ensemble. Non, en Suisse, si on nous compare avec d'autres pays de l'OCDE, on est à peu près au milieu. Un constat que plusieurs sources confirment.
Si on regarde de plus près on constate cela dit que les inégalités, comme pas mal de choses, cela varie selon les cantons. Dans cette petite animation vous pouvez sélectionner le vôtre à droite dans la liste, puis appuyer sur 'play' pour faire défiler le temps: plus la boule se déplace vers la droite, plus les revenus sont inégaux.
Ensuite, il semble que l'on arrive à des résultats différents selon les comparaisons que l'on fait. Par exemple, un chercheur publiait l'an dernier que "De 1998 à 2008, la part de revenus des 1% les plus riches par exemple a augmenté de 32%, celle des 50% les moins riches a baissé de 4%."
En calculant autrement, "Les revenus du 10e décile sont 72 fois plus importants que ceux du 1er décile." Mais c'est le revenu après les impôts qui compte, si on suit Wilkinson. Sur ce plan, l'Office fédéral de la statistique nous rassure en indiquant que le rapport entre le revenu disponible (ce qui vous reste après les impôts, les contributions sociales, les primes d'assurance et les pensions alimentaires) n'est que de 4.4 si on compare les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres: nettement moins que le rapport demandé par l'initiative. Si on regarde les données du rapport complet, en revanche, on constate que le point le plus élevé de la courbe du revenu disponible est à plus de 12'000.- par mois, et le point le plus bas à ... -1000.- par mois (c'est à la page 20 pour les curieux). Un rapport nettement plus grand, donc, même en tenant compte des impôts.
Tout ça, ça donne à l'arrivée un niveau vivable? Un peu plus, un peu moins, d'insécurité, de confiance mutuelle, de criminalité? Et à quel prix? Désaccords vénérables que tout cela. Ici, les avis vont certainement diverger. Mais en tout cas voilà un sujet dont on n'aura pas fini de parler dans dix jours.
Don vivant d'organes: un très bon reportage
Une note en bas de page cependant. Le reportage mentionne que la promotion du don d'organe est interdite en Suisse, pour le déplorer. Il y a un hic, ici: ce n'est pas vrai. Ce n'est pas la faute des journalistes, ils se sont trompés de bonne foi. Cette information, plein de personnes en Suisse la croient vraie. Du coup, nous avons des décisions sur la promotion du don d'organes qui se fondent sur l'idée qu'elle est interdite, ou au moins problématique sous l'angle légal. Comment ça se fait? J'avais posé la question il y a trois ans à Mélanie Mader, une jeune juriste devenue spécialiste de la question, et sa réponse avait été publiée dans notre revue de bioéthique Bioethica Forum. Le lien est ici, mais je vous résume les points principaux.
Tout commence en 1997, pendant la préparation de la Loi sur la transplantation d'organes. Le Conseil Fédéral s'exprime alors dans un message en faveur de la promotion du don d'organes: "[l]es receveurs en attente d'un organe sont toujours aussi nombreux et personne ne conteste la nécessité d'augmenter le nombre d'organes disponibles. La promotion du don d'organe revêt donc une grande importance". L'avant-projet de la loi intègre cette notion et fait de la promotion du don d'organes un des buts de la loi. En 2001, lors de la rédaction de la loi, on abandonne la promotion. Le Conseil Fédéral explique dans un autre message que «s’agissant du don d’organes, l’Etat ne doit pas faire de prosélytisme. Il est tenu de respecter la liberté de tout un chacun. Dans ces conditions, il serait déplacé qu’il s’engage dans la promotion du don d’organes ». C'est là dessus que se base l'idée que la promotion est interdite.
Il y a cependant plusieurs problèmes. Le premier, c'est que normalement pour interdire quelque chose cette chose doit être...interdite. Ici, en fait il ne s'agit pas de cela. La promotion du don d'organes n'est pas obligatoire, on y a renoncé. Comme on y a renoncé pour des raisons explicites, on conclut qu'il ne faut pas le faire. Mais cela revient à conclure que ce qui n'est pas obligatoire est interdit. On aurait pu, en 2001, interdire explicitement la promotion du don d'organes. Si on ne l'a pas fait, c'est certainement qu'on avait là aussi de bonnes raisons.
Le deuxième, c'est que ce message du Conseil Fédéral n'est pas le dernier mot sur la loi sur la transplantation. Lors de sa discussion au parlement, les chambres ont modifié le projet qui leur était présenté pour inclure l'alinéa suivant: "(La présente loi doit) contribuer à ce que des organes [...] soient disponibles à des fins de transplantation". Les parlementaires se sont alors majoritairement exprimés en faveur de la promotion du don d'organes par l'état.
Le troisième, c'est qu'une information neutre de l'état dans un enjeu de santé public est ce que Mélanie Mader appelle une anomalie. "L’information en matière de santé publique a généralement un caractère incitatif, tendant à influencer le comportement de la population (bougez plus; fumez et buvez moins; utilisez un préservatif)." Il est normal qu'il en soit ainsi. Mais alors pourquoi cette neutralité face au don d'organes? Le projet de loi initiale prévoyait que l'information au public vise la promotion du don d'organes. La loi entrée en vigueur n'a plus cette exigence. Et le changement a été interprété comme imposant une information neutre, non incitative. Ici à nouveau, il semble que ce qui n'est pas obligatoire soit compris comme étant interdit...
Finalement, la Suisse a ratifié en 2009 le Protocole additionnel à la Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine relatif à la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine du Conseil de l’Europe. Nous avons fait trois réserves, qui concernent justement le don vivant mais qui ne concernent pas la promotion du don. Or, l'article 19 prévoit que "Les Parties prennent toute mesure appropriée visant à favoriser le don d'organes et de tissus."
Nous nous sommes donc engagés par traité international à promouvoir le don d'organes. Notre loi nationale ne l'interdit pas, et nous l'avons reconnu en ne demandant pas de réserves sur ce point alors que nous l'avons fait sur d'autres points. Il nous restent des pratiques fondées sur l'idée que la promotion du don d'organes serait interdite. Mais ici les difficultés sont d'ordre pratique et non d'ordre légal.
Demeure un souci parfois exprimé: que la promotion du don d'organes par l'état empiète sur la liberté individuelle. Car bien sûr il nous reste, et il doit toujours nous rester, le respect du choix individuel. Mais la promotion du don d'organes ne modifie en rien la liberté de chacun de devenir ou non donneur. Cette liberté est protégée par la loi, tout à fait indépendamment du mode d'information, neutre ou incitatif, choisi par les autorités.
Ma limite comme toujours est que je ne suis pas juriste. Mais l'auteur dont je vous résume la réponse l'est. S'il y en a parmi vous qui voyez une erreur ici, dites-le nous! Mais il semblerait que cette petite phrase 'En Suisse, la promotion du don d'organe est interdite' soit désormais erronée. Et cette erreur-là a des conséquences.
Fin de vie à la Française...
Dans ce contexte-là, même cette simple évocation est impressionnante. La presse n'a d'ailleurs pas tari. Comme c'est les vacances et que vous avez du temps, le rapport intégral se trouve ici. Il vaut la lecture. Ne serait-ce que pour la description des conditions de la fin de vie chez nos voisins. Et puis parce qu'on parlerait donc d'un changement de loi. D'une demande à prendre au sérieux: "Il ne s'agit pas de revendications simplistes ou naïves de personnes qui n'auraient pas compris la question. Il s'agit d'une demande profonde des personnes interrogées, de ne pas être soumises dans cette période d'extrême vulnérabilité de la fin de vie à une médecine sans âme". Affaire à suivre, donc.
L'issue demeure cela dit très incertaine. Les cas qui ont défrayé la chronique en France, les histoires de personnes qui ont demandé à mourir, se ressemblent un peu toutes par un aspect qui nous semble, en Suisse, très exotique: la demande de mourir adressée personnellement au président de la République. Cette demande n'est pas anodine. Elle semble traduire une certaine logique de l'autorisation qu'on demande au souverain - à un roi, donc- de disposer de son bien à lui. Il y a erreur sur la personne, bien sûr. Un président garant d'un état de droit comportant un interdit de l'euthanasie ne peut que dire non. Il n'a pas de droit de vie et de mort sur les citoyens, lesquels ne sont pas ses sujets. Le malentendu est programmé.
Lorsque l'on vit dans cette logique, cela dit, comment autoriser l'assistance au suicide? Pas simple. Il faudrait presque pour cela repenser notre rapport à l'état. Comme le disait récemment un collègue, il est très peu probable que la France adopte une législation 'à la Suisse'. Mais la question a le mérite d'être enclenchée, et sur des bases factuelles. Les débats sur les choix de fin de vie ont parfois tendance à se dérouler un peu 'hors-sol', mais au fond les faits sont têtus. Une très belle citation ici: « On pense que ce sont les vivants qui ferment les yeux des mourants, mais ce sont les mourants qui ouvrent les yeux des vivants ».