Payer la médecine

paru dans la Revue Médicale Suisse le 25.2.2009

«Mais je vais jamais trouver les soins intensifs… !». Je viens de dire à la femme de mon patient que son mari a dû être opéré en urgence, et n’est plus dans la chambre où elle vient le voir depuis la semaine dernière. Tous les jours, puisqu’il n’y en a pas eu un sans lui depuis 50 ans.

Je tiens sa main à travers les couloirs : un équilibre fragile ça n’aide pas quand on est à la dérive dans un hôpital. Au chevet de son mari, après le soulagement simplement d’être là, les questions viennent. Elle passera quelques très mauvaises journées avant que son mari ne soit hors de danger. Pendant ce temps, d’autres s’occuperont de mon patient. Mais je verrai sa femme tous les jours, dans un service où je viens comme en visite m’enquérir de l’évolution du jour. Il m’arrivera de poser des questions à sa place, de prendre le temps de redire certaines choses. Je fournirai à mes collègues des informations d’avant, parfois difficiles à reconstruire autrement. «Je viens de l’étage…». Pour un temps, me voilà devenue une variété hospitalière de médecin traitant.

Tout cela, comment le rémunérer ? Si la question semble presque ontologique, la réponse est urgente. Dans la médecine générale, on ne peut payer le résultat, trop souvent sans lien avec les efforts consentis. Que faire ? Payons donc ces efforts. Les actes. Certains sont faciles à définir : un électrocardiogramme, une radiographie. Payons le transfert d’informations : les rapports, et autres liants de la continuité des soins. Ne manque-t-il pas l’essentiel ? Payons le temps de la consultation, très exactement. Payons la réflexion. Resterait l’empathie. La lucidité. La bonté. Resterait, paradoxe ultime, à payer le choix quotidien de mettre l’intérêt du patient avant le sien propre.

Il n’est pas étonnant que quelque part sur cette liste, on se soit arrêtés. Mais cette difficulté revient périodiquement nous hanter. Car un généraliste est une foule de choses : un ouvrier de la médecine, un compagnon de route devant la fragilité du corps, un professionnel capable de faire des liens entre des connaissances de plus en plus disparates et de les synthétiser autour d’une pierre angulaire qui est une personne, plutôt qu’une maladie ou un geste technique. Son utilité, cruciale, pas toujours simple à définir, comment même la défendre ? Être généraliste, c’est aussi facturer en étant conscient que rares sont les choses pour lesquelles on sera payé à la fois par de l’argent et de la reconnaissance. C’est être témoin des effets des politiques de santé, mais toujours suspect de promouvoir ses propres intérêts lorsqu’on en pointe les dangers du doigt.

On ne peut, ces temps-ci, sans doute pas faire autrement que parler du paiement du laboratoire. Mais on se bat sur la pointe de l’iceberg. Sous l’eau, le malaise qui grève toutes les tentatives de chiffrer les impondérables de la présence humaine, de l’expérience, de la réflexion, de l’aide très intensément éduquée, devant la maladie. La médecine générale est à ce titre exemplaire d’une difficulté qui touche la médecine tout entière. Et parfois elle en fait les frais.

Quand cette tension resurgit, c’est toujours le même choix. L’aborder de front, mais dans une société où l’argent est le seul paiement cela signifierait étendre la liste du chiffrage. Ou reconnaître que la médecine a des scotomes que la rémunération ne peut atteindre. Et compenser cela d’une manière ou d’une autre ; peut-être même en surévaluant (combien ?) certains actes (lesquels ?) dans ce but. Que choisir ? Difficile. Mais il faudra payer quelque chose suffisamment pour permettre à la médecine générale de survivre.

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