Protéger en même temps la vie privée et le respect des lois est un vénérable problème de l'éthique publique et de la philosophie politique. En d'autres termes, c'est un casse-tête chronique. L'un et l'autre nous importe, mais ils ne vont pas toujours bien ensemble, mais l'un et l'autre nous importe, et ainsi de suite depuis des siècles. C'est cela qui ressort maintenant sous la forme des discussions autour du secret bancaire.
Un des meilleurs exemples de cette tension est une fable racontée par Platon. Dans cette histoire, un personnage nommé Gygès trouve un anneau qui lui permet de devenir invisible. Il en profite pour voler, tuer et satisfaire tous ses désirs. La questions: vous, que feriez-vous dans une telle situation? Et derrière cette question-là, une autre: un comportement juste résulte-t-il seulement d'une convention sociale et arbitraire, ou peut-il avoir sa source dans un pur intérêt moral ?
La réponse cynique est bien sûr qu'une personne intelligente fera semblant de respecter les lois et la morale afin de servir au mieux ses intérêts. Si on croit cela, on a vite fait de conclure que seules les personnes ayant quelque chose à cacher tiennent à la confidentialité. Tout secret devient donc moralement suspect, ressemble à la fameuse fumée qui ne vient pas sans feu.
Mais il y a deux difficultés avec cette sorte de conclusion. D'abord, et très pragmatiquement, le cynisme n'est qu'en partie justifié. La fascinante et -au départ- involontaire expérience d'un vendeur de bagels américain a montré que l'on pouvait se fier au sens moral des gens dans environ 87% des cas. D'où sort ce chiffre? Ce distributeur un peu inhabituel dépose tous les matins dans de grandes entreprises des petits pains, du fromage frais, un couteau, et une boîte sur laquelle est indiqué le prix du petit déjeuner. Il passe à la fin de la matinée reprendre la boîte et les restes, et peut ainsi compter le nombre de personnes qui se sont servies sans payer. Un système sur l'honneur. Il paraît qu'il vous jauge ainsi la santé morale d'une entreprise, mais c'est une autre histoire. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est que ce chiffre est tout de même très respectable. Le verre est plus qu'à moitié plein.
Bon, il reste les 13% et ceux-là ont quelque chose à cacher. Mais l'autre difficulté, c'est que cela n'annule pas l'importance de garder des zones privées, des informations que nous ne partageons pas sans autre. Nous sommes, tous autant que nous sommes, généralement plus intéressants que nous ne semblons l'être publiquement. Parfois, parce que nous savons que nous ne le montrerions pas publiquement. Et même ceux dont la vie privée n'a rien de plus intéressant que leur vie publique peuvent vouloir cacher ça. Ces zones, nous les protégeons pour des raisons qui n'ont rien d'arbitraire, et surtout rien de coupable.
Mais quelles informations doivent y être incluses, dans cette sphère privée? Notre santé? Certes. Le secret médical est en partie ancré sur la nature indiscutablement privée de notre corps. Notre domicile? Déjà nous y autorisons l'accès plus facilement qu'à notre dossier médical. Notre argent? En partie du moins. Quelle partie? On parle beaucoup ces temps de secret bancaire, et il n'est pas étonnant qu'une part du débat tourne autour de la fraude fiscale, puisque ce délit concerne justement la délimitation entre l'argent qui m'appartient, et celui qui appartient à ... la sphère publique.
Cette difficulté, le fait qu'un secret couvre à la fois ce qu'il devrait et ce qu'il ne devrait peut-être pas, n'a rien de spécifique à la fraude fiscale. Il arrive aussi que nos domiciles cachent des activités illicites, et ce n'est pas pour autant qu'on y installe des caméra vidéo. Les médecins aussi reçoivent parfois des informations pouvant intéresser la justice. La solution généralement adoptée est que personne ne partage des informations privées sans une bonne raison, et que ces raisons sont codifiées explicitement, ou évaluées par un intervenant neutre. Un mandat ouvrira un domicile. Le secret médical a ses exceptions clairement décrites, et le secret bancaire normalement aussi. Mais c'est justement là que ça se corse. Les exceptions au secret médical font partie des règles définies par tous et pour tous dans un état de droit. La difficulté du secret bancaire, c'est que ses règles doivent se définir, en partie tout au moins, dans les rapports de force, et parfois les tensions, qui règnent dans la complexité des relations internationales. Il est (encore) moins simple de définir ce qui constitue une bonne raison, et qui doit en être juge. Tant que la question 'doit-on moralement cacher cela?' a une réponse claire, cela peut être jouable. Mais dès que ce n'est plus le cas, une question qui aurait dû être mûrement réfléchie risque de très très vite inclure dans sa réponse, quelle qu'elle soit, plus de 13% de cynisme...
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