La redoutable force des symboles

D'abord les chiffres. Selon le site swissinfo, 57.7% des Suisses ont accepté l'initiative anti-minarets. Seuls trois cantons et demi l'ont refusée: Bâle-Ville, Genève (le plus fort taux avec 59.7% de non, merci à tous mes voisins au bout du lac!), Vaud, et Neuchâtel.

Maintenant les commentaires. La stupeur est générale. Je suis bien sûr déçue, vous vous en doutiez. Mais en fait cela va plus loin que ça. Je sais que les lecteurs de ce blog ne sont pas tous en Suisse, alors si vous êtes ailleurs je vous avertis que je m'apprête à briser un des tabou de ma culture.

Voilà (on prend bien son souffle): le peuple s'est trompé.

Ça y est, je l'ai dit. Et ce n'est pas une chose que l'on dit ici à la légère. Mais cela arrive, il faut en prendre acte. La population suisse avait d'ailleurs également refusé le droit de vote aux femmes en 1959, après tout. Bon, à l'époque, il s'agissait bien sûr de la population masculine. Là aussi il faut prendre acte: ajouter les femmes ne rend pas infaillible.

Interdire les minarets est une erreur. Si cette décision reflète en effet des craintes qui doivent être prises au sérieux, que vont y changer des règles architecturales? Ces craintes seraient mieux abordées par une intégration plus grande, au contraire. La seule lecture optimiste de cette votation, c'est qu'elle reflète finalement la lenteur (ou la modestie?) des progrès dont sont capables les humains. Lorsque la logique de 'eux et nous' nous saisit, il est très difficile d'y résister. Les catholiques du canton de Vaud ont après tout dû attendre 1935 pour pouvoir mettre des clochers à leurs églises...

Mais ça, c'était avant la ratification par la Suisse de la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont l'article 18 précise que 'Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.'

Selon Amnesty International, ce texte rend l'interdiction des minarets en Suisse inapplicable. La Cour européenne des droits de l'homme devrait semble-t-il, si on le lui demandait, l'annuler. Reste à savoir si l'affaire arrivera jusque là, et qui l'y porterait. Mais ce serait ici l'occasion pour les représentants de la communauté musulmane d'Europe de jouer pleinement le jeu juridique européen de l'état de droit, et d'aller se faire donner raison contre la Suisse devant le tribunal des droits humains. Pour les auteurs de l'initiative, qui ont largement argumenté devant les médias la soit-disant incapacité de l'islam à reconnaître ces règles du jeu, ce serait là un magistral auto-goal. Certains signes sont d'ailleurs déjà là. Les auteurs de l'initiative se sont attaqués à un symbole pour pouvoir se défendre d'avoir attaqué la substance. Mais bien sûr, dans toute cette histoire des rapports entre religion et politique dans un état laïque, les symboles sont la substance.

Ah oui, peut-être le saviez-vous: le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a depuis quelques années une rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction, chargée entre autres mandats de: 'poursuivre les efforts qu’elle consacre à l’examen des incidents et des mesures gouvernementales qui sont incompatibles avec les dispositions de la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, et à recommander les mesures à prendre pour y remédier, selon qu’il conviendra ;'

La Rapporteuse actuelle, Me Asma Jahangir, est une avocate citoyenne du Pakistan, titulaire d'un doctorat honoris causa de l'Université de St-Gall. Et bien sûr ce Conseil siège à Genève.

C'est sûr, notre petit coup de gueule de ce week-end va se voir.

Au fond, peut-être que tout ça finira bien après tout. Peut-être ce vote suisse va-t-il permettre à la communauté musulmane d'Europe de faire, en portant l'affaire au tribunal, un bel exemple. Les voilà après tout dans la rare situation de pouvoir parler la voix de la raison à deux formes d'extrémisme en même temps. A certains Européens inquiets, dire que l'islam peut être compatible avec les droits humains et qu'il en respecte parfois mieux les règles que ces populismes qui les réclament un peu rapidement comme une exclusivité culturelle bien à eux. Aux tenants d'un virage des droits humains vers une plus grande intégration de la charia, dire que la Déclaration des droits de l'homme protège les droits des communautés musulmanes d'Europe.

Peut-être que tout ça finira bien après tout, oui. Mais pas pour nous: dans ce scénario, si vous me passez l'expression, on va se payer carrément la honte. Et c'est là finalement l'avantage de la démocratie directe: on l'aura entièrement méritée.

9 commentaires:

Antoine Vekris a dit…

Triste WE

ivan_karamazov a dit…

Vous êtes amusante et très suisse quand on voit les contorsions que vous prenez avec la formule "le peuple a toujours raison".

Faut-il rappeler qu'il s'agit d'une expression rhétorique? L'expression de la majorité a une valeur coercitive, mais non de vérité. Les lois ne sont pas justes parce que ce sont des lois, même votées par le peuple.

Que la cour européenne invalide le texte ne signifie en rien une fin heureuse.

Le problème est plus profond. En bafouant un droit fondamental, le peuple suisse n'a pas été à la hauteur de sa démocratie. Celle-ci exige un certain niveau de maturité, d'éducation et de conscience de ses citoyens pour fonctionner.

Samia a dit…

Maaais, c'est entièrement conscient, et tout à fait voulu!

Je suis entièrement d'accord avec vous. Et me dis que vous devez être/seriez profondément navré de voir à quel point la formule 'le peuple a toujours raison' est ici souvent employée tout à fait littéralement...

lecombier a dit…

Ce scrutin aura peut-être un mérite indirect, celui de démontrer que la soi-disant "démocratie directe" est une illusion à la fois politique et philosophique (Il n'est que de considérer l'extrême misère de la vie parlementaire helvétique pour constater que "démocratie directe" et démocratie représentative sont largement incompatibles). D'ailleurs, les rares événements positifs qui ont marqué l'actualité politique suisse de ces dernières décennies - par exemple l'abolition du secret bancaire - ont résulté de pressions extérieures. Le peuple suisse a désormais fait la preuve de son immaturité et de son mépris du droit international. Il doit donc être discipliné par d'autres quand c'est nécessaire.

Olivier Massin a dit…

sur Samia/Ivan, "le peuple peut-il se tromper ?"
Il faut dire au sujet de quoi sinon la question est ambigüe :
(i) au sujet de ce qu'il veut : la réponse est non, le peuple ne se trompe pas sur ce qu'il veut : il sait ce qu'il veut
(ii) au sujet de la pertinence de ce qu'il veut, de ce ce qu'il serait bon qu'il veuille : la réponse est oui.

La démocratie, qu'elle soit directe ou indirecte est une réponse à (i), pas à (ii). Si quelqu'un (Lecombier ?) avait en tête de promouvoir la démocratie indirecte afin que les représentants du peuple décident en fonction non ce que le peuple veut, mais ce qu'il devrait vouloir, il ne promouvrait en réalité pas la démocratie, mais une forme d'aristocratie. Ce qui n'est pas peut-être forcément un mal.

Samia a dit…

Le peuple ne se trompe sans doute pas sur ce qu'il veut, mais évidemment toute la question est justement de savoir ce sur quoi il doit pouvoir exprimer ce qu'il veut lorsque c'est transcrit ensuite directement dans la loi.

J'ajouterai quand même que vu le nombre d'interprétations parfois franchement rivales sur la signification des votes, on ne peut pas vraiment dire que le peuple dit 'ce qu'il veut'. Il répond oui ou non à la question qu'on lui pose. Les trésors d'exégèse déployés ensuite montrent eux aussi la limite du caractère direct de notre démocratie.

Olivier Massin a dit…

merci samia : disons plus largement que le peuple exprime son opinion sur un sujet. Le point que je voulait souligner est qu'en démocratie on considére les votants comme infaillibles sur la question de savoir quelles sont leurs propres opinions (on ne refuse pas de considérer des votes au motif que les votants se tromperaient sur leur opinion, que ce qu'ils pensent vraiment est autre chose).

lecombier a dit…

Débat intéressant! Deux commentaires: quand on dit que "le peuple sait ce qu'il veut", c'est parler par métaphore, dans le cadre de la fiction régulatrice de la "volonté générale". Cette fiction est certes nécessaire pour l'opération de tout système politique qui n'est pas totalitaire, y compris (mais pas seulement) la démocratie. Mais c'est quand même un fiction "plus fictive", si je puis dire, que lorsqu'on parle de la volonté individuelle.

- De toute façon, il me semble que le problème posé par l'UDC et le populisme en général est autre: le peuple a-t-il le droit "vouloir tout ce qu'il veut?", et a-t-il le droit que cette volonté de second ordre soit automatiquement retranscrite dans la réalité? Dans un Etat de droit - qu'il soit démocratique ou non - la réponse est clairement négative.

Unknown a dit…

Et les pagodes ?

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