Faim...de quoi?

«C’est que… j’ai pas envie… et puis à quoi bon ?» Le plateau reste plein. La patiente, qui a déjà cédé plusieurs kilos à un cancer avancé, a l’air désolée. Décidée, aussi. Tout à coup, l’odeur du jus de viande se fait compliquée. «On ne va quand même pas la laisser mourir de faim ?» Nous sommes sortis de la chambre et, cette fois, c’est l’un de nous qui parle. L’un de nous les soignants. La révolte est palpable, humaine, l’expression du refus de laisser l’un de nous – l’un de nous les humains – renoncer à la nourriture. Tout à coup, le manque d’appétit d’une personne malade se fait compliqué, lui aussi.

Car alors même qu’elle est la plus simple expression d’un besoin humain, la nourriture est compliquée. C’est un besoin physiologique vital, oui, mais pas seulement. Le genre d’êtres que nous sommes en fait aussi, en couches successives, l’expression de l’inter dépendance humaine, de nos liens sociaux les plus fondamentaux, le signe du soin de l’autre, du refus d’abandonner un semblable, la socialité d’un repas partagé, le rythme du temps, tant de choses qui se mêlent dans ce couloir d’hôpital où une patiente vient de nous dire qu’elle n’a pas faim.

Mais dans tout cela, de quoi n’a-t-elle pas faim ? En chargeant d’un tel poids symbolique notre «pain quotidien», il nous arrive de faire des raccourcis vertigineux. Dans les maladies profondes que sont les comas durables, la nourriture se réduit à une poche au bout d’un fil. Comment y rattacher, alors, la socialité fondamentale de notre espèce ? Elle devient un traitement ; un moyen de maintien en vie, souvent dans le sens le plus strictement biologique du terme. Tel l’air que l’on donne au moyen de la ventilation mécanique, on donne de la nourriture au moyen d’une sonde, d'une sorte de tuyau. Dans un cas comme dans l’autre, il arrive que ce geste devienne l’une des formes de l’acharnement thérapeutique. Lorsque c’est le cas, on doit pouvoir l’interrompre.

Cette symbolique, cependant, il est fréquent qu’on s’y rattache quand même. Difficile de l’éviter, quand un moyen de maintien en vie, même artificiel, est en même temps ce dont le partage définit notre besoin les uns des autres. Ce n’est pas un hasard que des conflits parfois houleux portent, parmi les choix thérapeutiques, sur la nourriture. Refuser un moyen de maintien en vie, tout patient qui a compris les enjeux en a le droit. Même si ce moyen est la nourriture. Nous pouvons probablement tous nous imaginer des états dans lesquels nous ne voudrions pas être maintenus en vie. Même si le seul moyen employé pour cela était la nourriture. Mais malgré cet immense consensus, interrompre la nutrition reste difficile.

«On ne va quand même pas la laisser mourir de faim ?» On sait depuis les jeûnes de protestations de dissidents politiques que la souffrance est légère et fugace. Qu’elle disparaît au bout de deux ou trois jours. Les personnes en coma profond ne la ressentent même pas. Certains patients, comme celle du début, n’ont de toute manière pas faim.

Reste notre besoin de rester là. De ne pas cesser d’exprimer, en cessant de nourrir, ce tissu de dépendances mutuelles qui fonde une part de qui nous sommes. Voilà un objectif important. Mais, et c’est là l’aspect troublant de ces questions, lorsque la nourriture n’est «que» un moyen de maintien en vie, alors c’est qu’elle n’est déjà plus en mesure d’exprimer tout cela. Comment, dès lors, l’exprimer autrement ? Voilà le but. Et lorsque notre regard est rivé sur la nourriture, c’est justement ce but que nous risquons de ne pas voir…

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