Une fois n'est pas coutume, il s'agit d'un collègue que je ne connais pas. En plus il ne fait pas d'éthique mais de la philosophie politique "pure et dure". Les circonstances politiques, cependant, semble mériter ce détour. "Qu'est-ce que le populisme?" - le titre de son livre- voilà une question sur laquelle l'actualité nous demande de nous pencher. Jan-Werner Müller l'a fait, avec une concision et une clarté remarquable. Il ressort de son analyse que l'on utilise le terme "populisme" beaucoup trop largement. Cette analyse ne s'applique donc pas à tous ceux que l'on appelle (ou même qui s'appellent eux-mêmes) des populistes. Mais le populisme existe, il monte actuellement en puissance, et il contient des aspects que chaque citoyen doit comprendre. Surtout si ce citoyen adhère au message populiste...et aussi surtout s'il n'y adhère pas. Les raisons changent, mais l'importance demeure.
Le livre est très court, et en plus l'auteur en fait une synthèse à la fin. Je vous offre donc cette synthèse, dans une traduction qui n'engage évidemment pas l'auteur.
"1. Le populisme n'est ni la part authentique de la politique démocratique moderne, ni une sorte de pathologie causée par des citoyens irrationnels. C'est l'ombre permanente de la politique représentative. Il existe toujours la possibilité pour un acteur de parler au nom du «vrai peuple» comme moyen de contester les élites actuellement puissantes. Il n'y avait pas de populisme dans l'ancienne Athènes; il y a avait de la démagogie, sans doute, mais pas de populisme, puisque ce dernier n'existe que dans des systèmes représentatifs. Les populistes ne sont pas contre le principe de représentation politique; ils insistent simplement que seuls eux-mêmes sont des représentants légitimes.
2. Il ne suffit pas de critiquer les élites pour être populistes. En plus d'être antiélitistes, les populistes sont antipluralistes. Ils prétendent qu'eux et eux seuls représentent le peuple. Tous les autres concurrents politiques sont essentiellement illégitimes, et tous ceux qui ne les soutiennent pas ne font pas partie du peuple. Lorsqu'ils sont dans l'opposition, les populistes insisteront nécessairement que les élites sont immorales, alors que le peuple est une entité morale et homogène dont la volonté ne peut pas errer.
3. Les populistes semblent souvent prétendre qu'ils représentent le bien commun, tel que voulu par le peuple. En y regardant de plus près, il s'avère en fait que ce qui compte pour les populistes n'est pas tant le produit d'un véritable processus de formation de volonté, ou d'un bien commun que n'importe qui peut glaner avec du bon sens. Ce qui compte davantage est une représentation symbolique du «peuple réel», à partir duquel la politique correcte est ensuite déduite. Cela immunise la position politique d'un populiste contre la réfutation empirique. Les populistes peuvent toujours faire jouer l'idée des «vrais gens» ou de la «majorité silencieuse» contre les représentants élus et le résultat officiel d'un vote.
4. Bien que les populistes demandent souvent des référendums, ces exercices ne visent pas à initier des processus ouverts de formation de la volonté démocratique parmi les citoyens. Les populistes veulent simplement être confirmés dans l'idée qu'ils se sont déjà faite de ce que les personnes réelles veulent. Le populisme n'est pas un chemin vers une plus grande participation politique.
5. Les populistes peuvent gouverner, et ils sont susceptibles de le faire en se basant effectivement sur l'idée qu'eux seuls représentent le peuple. Concrètement, ils procéderont à l'occupation de l'État, le clientélisme de masse et la corruption, et la suppression de tout ce qui ressemble à une société civile critique. Ces pratiques trouvent une justification morale explicite dans l'imagination politique populiste et peuvent donc être ouvertement déclarées. Les populistes peuvent aussi écrire des constitutions; ce seront des constitutions partisanes ou «exclusives» destinées à maintenir les populistes au pouvoir au nom de la perpétuation d'une soi-disant volonté originelle et authentique. Elles sont susceptibles de conduire à un conflit constitutionnel grave à un moment ou à un autre.
6. Les populistes doivent être critiqués pour ce qu'ils sont - un véritable danger pour la démocratie (et pas seulement pour le «libéralisme»). Mais cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas les engager dans le débat politique. Parler avec les populistes n'est pas la même chose que parler comme des populistes. On peut prendre les problèmes qu'ils soulèvent sérieusement sans accepter l'angle sous lequel ils présentent ces problèmes.
7. Le populisme n'est pas un correctif de la démocratie libérale: il ne rapproche pas la politique «du peuple» et ne réaffirme même pas la souveraineté du peuple, comme on le prétend parfois. En revanche, lorsque certaines parties de la population ne sont pas représentées (des parties regroupées par des intérêts, ou une identité, ou les deux), il est utile de le signaler. Cela ne justifie pas l'affirmation populiste selon laquelle seuls leurs partisans sont les vraies personnes et qu'ils sont les seuls représentants légitimes. Le populisme doit donc forcer les défenseurs de la démocratie libérale à réfléchir davantage sur les échecs actuels de la représentation. Il devrait aussi les pousser à aborder des questions morales plus générales. Selon quels critères appartient-on à la collectivité? Pourquoi le pluralisme vaut-il la peine d'être préservé? Et comment peut-on répondre aux préoccupations des électeurs populistes, entendus comme citoyens libres et égaux et non pas comme des cas pathologiques d'hommes et de femmes conduits par la frustration et le ressentiment?"
L'auteur finit sur un espoir d'avoir au moins tracé des pistes pour répondre à ces questions. Il faut le lire, je vous dis.
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