«Je ne suis pas la police, vous pouvez tout me dire». Cette petite phrase, nous l’avons tous employée un jour ou l’autre. Un des patients qu’elle me rappelle était illégalement en Suisse. Il avait beaucoup tardé avant de consulter, par crainte d’être dénoncé aux autorités. Par crainte aussi d’être victime d’une maladie stigmatisante. «Je ne vais pas vous accuser, j’ai besoin de savoir ces choses pour vous aider». Sans doute ne mesure-t-on pas toujours vraiment l’ampleur de ces mots. Ils signalent un état de fait. Le secret professionnel est une partie intrinsèque de la médecine. Mais plus encore, ces mots signalent une frontière. Ici, vous passez une ligne : nous gardons à l’intérieur un certain nombre de valeurs, et nous ne laissons pas entrer juste comme ça des considérations qui leur sont hostiles.
Cette frontière est, ou devrait être, semi-perméable. Faire place aux valeurs de nos patients, se donner la possibilité d’un progrès moral, tout cela nécessite de ne pas trop se murer. Mais l’ouvrir entièrement poserait des problèmes sérieux. L’espace moral médical diffère parfois substantiellement de ce qui l’entoure, et le protéger n’est ni facile ni anodin. Nous pourrions sans doute tous citer des gouvernements qui ne devraient pas avoir trop à dire sur le comportement des soignants. Outre-Atlantique, les discussions sur la participation de nos collègues à la torture ou à la peine capitale sont de cet ordre. En Chine, les cas d’internement de dissidents politiques sous des motifs «psychiatriques». Plus près de chez nous, il y eut les pressions pour refuser les soins aux personnes dont la demande d’asile est frappée d’une décision de non-entrée en matière. Il y a la pression grandissante sur les «mauvais payeurs». Les projets de sortir l’interruption de grossesse («et pourquoi pas la trithérapie ?») de l’assurance de base. En refusant d’accepter ce genre de consignes, on garde la frontière…
On la garde justement aussi en refusant de laisser pénétrer le jugement social dans le raisonnement clinique, ou de mélanger une certaine idée du mérite à celle, plus fondamentale, du besoin des malades. Étranges douanes, où les personnes doivent passer avec le moins de barrières possibles, mais où ce sont les idées qui doivent présenter leurs papiers. «Je ne vais pas vous accuser»... L’éthique médicale met, nécessairement, le moralisme au placard au profit de ce qu’on pourrait appeler le «pragmatisme empathique». Peu m’importe ce que d’autres penseraient de votre vie privée, de vos comportements sexuels. «J’ai besoin de savoir ces choses pour vous aider». Alors bien sûr, à cette frontière tout ne se laisse pas si facilement arrêter. Fondée sur notre vulnérabilité biologique commune, la médecine est forcément plus égalitaire que nos sociétés. Même là où l’on accepte relativement facilement qu’un patron gagne des centaines de fois plus que ses employés, on n’acceptera pas qu’il soit soigné des centaines de fois mieux. «La médecine n’évalue pas la fortune ou l’identité des hommes, mais promet son secours également à tous ceux qui implorent son aide», écrivait-on déjà au premier siècle de notre ère. Laisser le statut social, si important d’ordinaire, à la porte. Y laisser le jugement d’une société à laquelle, finalement, on appartient. Parfois, oui, tout ça est difficile. Nous n’y parvenons pas toujours. Mon patient qui avait tardé pour consulter, avait sans doute de bonnes raisons de craindre que je le juge, quand même, moi aussi, comme d’autres. Qui sait ce qu’il avait vécu avant, ailleurs. Arrivé trop tard pour que nous puissions l’aider alors que sa maladie avait commencé par être curable, il est mort, aussi, de cette crainte. Ces petits mots, nous n’en mesurons pas toujours l’ampleur…
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