J'ai donné il y a quelques temps un interview à la radio sur la bioéthique. Vous pouvez l'écouter ici. Mais évidemment il y a un tas de questions que je n'ai pas eu le temps d'aborder. L'une d'entre elles mérite vraiment un billet, car il s'agit de savoir si les éthiciens sont éthiques. On a souvent l'impression que c'est présumé. Que se comporter vertueusement en tous points fait partie en quelques sortes du contrat d'engagement de mes collègues. Alors, vraiment 'plus éthique', les éthiciens?
La réponse est intéressante. En bref, on doit rester humbles. Et prudents. Eric Schwitzguebel, que vous pouvez écouter ici, a même fait de cette question sa spécialité. Il a commencé par regarder, assez simplement, si les livres d'éthique manquaient moins que les autres dans les bibliothèques. La réponse? Ils y manquent exactement comme les autres sauf que si on se focalise sur les titres qui ne seront vraisemblablement empruntés que par des éthiciens ou des étudiants en éthique alors ceux-là manque plus... Argl. Les professeurs d'éthique ne répondent pas plus souvent que les autres aux emails de leurs étudiants (la moyenne aux USA est de ... environ 55%). Les éthiciens sont par ailleurs plus nombreux à condamner la consommation de viande, mais ils sont exactement aussi carnivores que les autres.
Il semble donc que les éthiciens soient semblables, voir un légèrement moins bons, que les autres. Alors, tous hypocrites? Pas si vite! Il y a plusieurs explications ici, et il y en a encore d'autres ici.
D'abord, il y a des explications confortables pour nous. Il y a par exemple tout simplement une différence entre savoir quelque chose sur ce qu'il serait bon de faire et le faire pour de vrai. Dans ce sens, la morale des éthiciens c'est un peu comme la santé des médecins. Savoir comment prendre soin de soi ne signifie de loin pas le faire. Si je vais voir un médecin pour ma propre santé ce n'est pas par admiration pour la sienne, c'est parce que j'ai confiance en ses connaissances.
Certains argumentent même que ce serait dangereux d'exiger de nos éthiciens qu'ils suivent en tous points leurs propres conclusions. Pourquoi? Parce qu'ils risqueraient alors d'être tentés de conclure faussement simplement pour arriver à une conclusion plus facile à appliquer. Si par exemple la question est "Combien d'aide devrions-nous donner aux personnes distantes qui en ont besoin?", il est plausible que la réponse donne nettement plus que la plupart d'entre nous ne le fait. Un éthicien pas particulièrement généreux, ou qui se sent dans le besoin, pourrait être tenté d'arriver -faussement- à une conclusion plus modeste s'il était tenu ensuite d'appliquer ses propres conclusions. Pour reprendre l'exemple de la médecine, un médecin tenu de suivre toutes les recommandations de la médecine et qui n'aurait pas le temps de faire du sport pourrait être tenté de conclure -toujours faussement- que ce n'est pas si grave pour sa santé. En tant qu'être humain, nous sommes constamment tentés de raisonner pour confirmer nos envies plutôt que pour arriver à une conclusion juste. Dissocier la conclusion et le comportement, dans cette logique, c'est une manière de s'assurer que les conclusions sont les plus justes possibles. C'est presque une manière d'éviter un conflit d'intérêt.
Ensuite, il y a les explications plus inconfortable pour nous. On sait par exemple qu'une partie de nos intuitions morales fonctionne un peu comme un thermostat. Si nous avons déjà (ou si nous pensons déjà avoir) des raisons de penser du bien de nous-mêmes, alors nous avons tendance à être plus cool avec notre comportement la fois d'après. Si on demande à des personnes de se décrire en utilisant des mots favorables, à d'autres personnes de se décrire en utilisant des mots neutres ou défavorables, et qu'on leur donne ensuite l'option de se faire payer pour leur exercice ou de donner l'argent à une bonne oeuvre, et bien ceux qui se sont décrits favorablement donnent moins que les autres. On a, littéralement, très facilement l'impression d'avoir "déjà donné". Ce phénomène du "thermostat moral" signifie que les éthiciens seront à risque de se comporter moins bien que d'autres dans la vie ordinaire s'ils ont souvent l'occasion de penser qu'ils font quelque chose de bien. En fait, tous les métiers d'aide sont ici à risque. Si vous passez votre vie à faire des choses pour les autres, vous aurez souvent l'impression d'avoir "déjà donné". Si les éthiciens font partie de ce lot, c'est que nous exerçons en fait un métier à risque, plutôt qu'un métier protecteur.
Et finalement, il pourrait y avoir là un mécanisme semblable à celui qui conduit les médecins (j'en sais quelque chose) à être parfois de très mais alors de très mauvais patients. En bref, le cerveau qui fabrique le déni est toujours le vôtre, donc il sait les mêmes choses que vous. Si vous êtes médecin et malade, le cerveau qui vous fait le déni et vous pousse à penser que vous n'avez rien de grave, eh bien il a aussi étudié la médecine et il vous fait un déni très très efficace. Si vous êtes éthicien et que vous vous cherchez une excuse morale, elle sera vite très convaincante.
Bigre. Il va donc vraiment s'agir d'être humbles. Et prudents. Mais en tout cas, on va devoir revoir l'idée selon laquelle les éthiciens seraient, comme ça automatiquement, plus moraux que les autres...
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