Coûts de la santé

Vous m'excuserez d'avoir mis si longtemps à réagir, mais j'ai d'abord un peu observé la discussion qu'a suscité la remarque de Christophe Darbellay sur les coûts de la santé, y compris dans ses versions les plus simplistes, celles qui partent du principe que les soins de santé sont un produit de consommation comme un autre.

Bon, effectivement, c'était sans doute un brin maladroit. Mais c'est un sujet difficile. Et il faut un certain courage pour oser l'aborder.

La question est, à la base, la suivante: combien est-on d'accord de payer dans le système de santé, et pour obtenir quoi plutôt que quoi? On aborde régulièrement la question des coûts de la santé lors de hausses des primes d'assurance maladie, mais on se pose rarement la question dans les termes qu'il faudrait. A être trop obnubilés par une impression (entretenue?) d'urgence, on peut perdre de vue les enjeux principaux.

Un système de santé existe pour apporter à chacun d'entre nous une réponse face à la menace de la maladie. Et cette menace est multiple. Nous craignons d'être tués, ou touchés dans notre corps, mais aussi de voir des choix de vie se fermer devant nous, ou encore d'être appauvris par les coûts d'un traitement, ou par l'invalidité. Nous sommes tous à un degré ou un autre vulnérables à ces aléas. Les systèmes de santé existent pour faire face à ça, et chaque pays le gère à sa manière. La conception d'un système de santé va déterminer comment les individus sont soignés, combien on paie les uns pour les autres, le genre et la quantité de prestations remboursées par la collectivité en cas de maladie.

L’équité et la solidarité, qui fondent les systèmes de santé européens, « servent » donc à quelque chose. Elles sont le signe d’une société qui se soucie de tous ses membres, y compris les plus vulnérables. Nous reconnaissons un droit à chacun d’avoir accès à des soins de santé. Le « meilleur niveau de santé atteignable » est d’ailleurs reconnu comme un droit fondamental par l’OMS. Le philosophe Norman Daniels souligne aussi que la santé est un pré-requis pour le droit de chacun d'avoir accès à une 'vie bonne'.

En plus, la solidarité et l’équité de notre système de santé, nous offrent à tous davantage de sécurité. Nous ne savons pas qui va tomber malade, ni qui sera appauvri par la maladie : nous risquons donc tous de devenir un jour victimes d’un système de santé qui désavantagerait les malades ou les pauvres. Et simplement avoir une assurance n'est pas une garantie. Aux Etats-Unis, les 3/4 des personnes conduites à la faillite par leurs frais médicaux étaient assurés.


La question du rationnement, de savoir si l’on peut dire « non » alors qu’une intervention apporterait quelque chose au patient, ne peut pas se poser sans connaître cette toile de fond. Car quand on songe à contrôler l’augmentation des coûts de la santé, il y a trois stratégies. Et elles ne sont pas éthiquement équivalentes.


La première est de traquer les frais réellement inutiles. Pour autant que l’on puisse les identifier sans équivoque, il n’y a pas de problème. Des exemples viennent à l’esprit tels que les antibiotiques pour les maladies virales, mais aussi, lorsqu’elle existe, la part des frais administratifs qui n’améliore pas les soins aux malades.

La deuxième stratégie consiste à payer tous les soins, mais pour certains seulement. Mettre une limite d’âge pour envisager une intervention, soigner certaines maladies seulement, ou décider qu’il faut avoir les moyens de payer pour être soigné, relève de ce type de stratégie. C’est une perte d’équité pour le système, qui n’implique pas seulement le sacrifice d’une valeur éthique importante mais aussi un risque accru pour chacun d’entre nous.


La troisième stratégie consiste à couvrir un catalogue de prestation identique pour tout le monde, mais à ne pas tout prendre en charge. C'est toujours une limite, mais elle conserve l’équité du système: elle est la même pour tous.


Est-il défendable de placer une telle limite ? En fait, il est impossible de ne pas le faire. Imaginons que vous vous écroulez sur un trottoir, victime d’un infarctus. L’ambulance qui va arriver vous est clairement utile. Mais que se passe-t-il si elle secoure déjà une autre victime? Dans ce cas, il est clairement bon pour vous qu’une deuxième ambulance existe. Par rapport à une seule ambulance, une deuxième diminue votre risque de rester sans secours. Et une troisième ? De même. Le risque que trois ambulances soient simultanément occupées n’est pourtant toujours pas nul. La quatrième ambulance diminue encore votre risque, et ainsi de suite. Pour parvenir au risque zéro de rester sans secours, il faudrait un nombre infini d’ambulances. Et qui défend ça? La vraie question n’est pas de savoir si une limite doit être posée, mais de savoir quelle limite poser, et surtout comment.


Et les vraies difficultés commencent avec ce 'comment'. Nous n’avons pas tous la même conception de ce qui est « raisonnable », et nous avons la tendance fâcheuse mais compréhensible de changer d’avis selon que nous sommes à tour de rôle le malade qui nécessite des soins, ou l’assuré qui paye la facture. Nous sommes donc obligés pour adopter une « limite raisonnable », de
nous mettre d’accord. La limite la mieux défendable est celle qui peut être considérée comme la meilleure par toutes les personnes concernées, alors qu’elles savent qu’elles sont toutes à risque d’être défavorisées par les failles du système.

Qu'accepterait-on? C'est à voir. Une option pourrait par exemple être de faire en sorte que le risque soit invariablement minime pour la personne à laquelle on dit « non ». Proposer un générique plutôt qu’un médicament breveté peut être une source d’inconfort. A ce titre, c'est bien une limite, mais pas une question de vie ou de mort. Refuser un traitement de maintien en vie est une question toute différente. On n'imagine guère cette mesure acceptée par des personnes qui risqueraient de s'y trouver elles-mêmes confrontées. De fait, les médecins limitent effectivement parfois certaines interventions, mais ce sont
des interventions pour lesquelles une alternative moins chère existe, et la limite sur les traitements de maintien en vie est fortement minoritaire. La majorité dit discuter de ces choix avec leur patient, une donnée corroborée par l'étude de récits d'exemples de cas de ce type.

Alors, se pourrait-il qu'il faille, dans notre système de santé, dire « non » à une personne âgée ou à un malade en fin de vie, parce que nous aurions décidé collectivement que les soigner revient trop cher ? Il est crucial que ce ne soit pas ça, la question. Il ne doit pas s’agir de remettre en question le « droit » aux soins de telle ou telle personne. Une telle discrimination est indéfendable et risquerait à terme de faire de chacun d’entre nous une victime potentielle. Se pourrait-il par contre que nous disions « non » à quelqu’un qui réclame une intervention jugée non raisonnable par une décision collective ? C’est possible. Quel est l’essentiel qui doit être accessible à chacun ? Certainement pas absolument tout, mais sans doute beaucoup. Une fois la question posée comme ça, on peut effectivement en discuter.

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