Encore la nutrition forcée

Difficile, de rester calmes et de réfléchir devant une situation aussi tendue qu'une grève de la faim. En tout cas, c'est l'impression que donne parfois la lecture des journaux commentant le cas de Bernard Rappaz. Alors un peu de clarification.

Point 1 - Les médecins genevois ne s'opposent pas à l'application de l'arrêt du TF: ils l'ont bien compris, c'est tout.

Cet arrêt, qui l'a véritablement lu? On peut l'expliquer ainsi:

"Procéder à une alimentation forcée violerait les droits fondamentaux à la liberté d’expression et à l’intégrité personnelle du prisonnier. Pour justifier la nutrition forcée, il faut donc au tribunal une justification de ces transgressions. En Suisse, limiter un droit fondamental nécessite plusieurs conditions. Il faut que la restriction soit justifiée par un intérêt public. Passons. La restriction doit aussi être proportionnée au but visé. Finalement, «l’essence des droits fondamentaux est inviolable». C’est quoi, l’essence des droits fondamentaux ? Ici, il suffit de savoir que «le droit à ne pas être soumis à une peine ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant» y est inclus, et que le tribunal fédéral le concède explicitement. La nutrition forcée n’est donc justifiée que si elle ne représente pas un traitement inhumain ou dégradant. Uniquement «si elle est pratiquée dignement et conformément aux règles de l’art médical»."

"Si elle est pratiquée dignement et conformément aux règles de l'art médical." Les médecins n'ont donc pas à se plier à n'importe quel ordre. L'arrêt du TF exclu très clairement de cette obligation un cas de figure: celui où une nutrition forcée représenterait un traitement inhumain et dégradant. Sur ce point, le droit et l'éthique sont en accord parfait. Ce qui nous mène au...

Point 2 - Le droit et l'éthique médicale sont parfois en désaccord, oui, mais ce n'est pas l'enjeu principal ici.

Extrait d'un excellent interview d'Alex Mauron dans la presse d'aujourd'hui:

"Le Tribunal fédéral a une vision caricaturale de l’éthique médicale lorsqu’il évoque les directives de l’Académie suisse des sciences médicales comme si c’était l’alpha et l’oméga de l’éthique médicale. Celle-ci s’articule autour du droit à l’autodétermination du patient. Elle s’ancre dans la Convention européenne des droits de l’homme et dans la Convention européenne des droits de l’homme en biomédecine, c’est-à-dire dans le droit international le plus fondamental.

L’éthique médicale ne s’oppose pas au droit. Elle n’est pas au-dessus des lois puisque ses fondements sont ancrés dans la loi."

En fait, le Tribunal Fédéral l'admet aussi, cela. OK, du bout des lèvres peut-être. Entre les lignes sans doute. Mais il l'admet. Car comment savoir si on est dans un cas où il est possible de pratiquer une alimentation 'digne'? Vous l’avez deviné : en se basant sur le jugement de cliniciens conscients des valeurs de leur profession. D'où:

Point 3 - L'admissibilité (légale autant qu'éthique) de la nutrition forcée dépend entre autres d'un jugement clinique.

C'est aussi un des critères relevés dans le rapport du Comité pour la Prévention de la Torture dans un rapport de 2009 sur une nutrition forcée appliquée en Espagne. Cet avis a été cité, car il admet que la nutrition forcée peut parfois être admissible. Cela vaut la peine de regarder le détail. Voici leur avis texto:

"14. Si une décision est prise de nourrir de force un prisonnier en grève de la faim, de l'avis du CPT, une telle décision devrait être basée sur la nécessité médicale et appliquée dans des conditions appropriées qui reflètent la nature médicale de la mesure. De plus, le processus de décision doit suivre une procédure établie contenant des gardes-fou suffisant, y compris une décision médicale indépendante. La possibilité d'un recours légal devrait être disponible et tous les aspects de l'application de la décision doivent être monitorés de manière adéquate
(...)
La nutrition forcée d'un prisonnier sans remplir ces conditions pourrait tout à fait correspondre à un traitement inhumain et dégradant."


"Y compris une décision médicale indépendante", qui est donc un des "garde-fou" requis. Le CPT admet donc en effet que la nutrition forcée peut être admissible, oui. Mais seulement si cette conditions, et quelques autres bien sûr, sont remplies.



La menace de la justice valaisanne de poursuivre les médecins qui refusent l'ordre de nourrir de force leur patient est profondément gênante, parce qu'elle semble reposer sur une combinaison de ces erreurs. Les médecins n'ont pas à suivre un ordre fondé sur l'arrêt du TF si la situation n'est pas celle définie par le TF. Et les considérations éthiques sur lesquelles ces médecins se fondent ne sont pas 'extérieures'. Elles sont 'ancrées dans la loi', et font partie des critères dont se sert aussi le TF pour définir le champ de son arrêt: il y exclut la possibilité d'un traitement inhumain et dégradant.

Gênante, cette menace l'est aussi par l'impression qu'elle donne que la logique du bras de fer se poursuit. Que la question est de savoir qui est le plus fort. La question est en fait de savoir comment sortir de cette situation honorablement. Sans sacrifier de valeurs fondamentales. Ou aussi peu que possible.

Pour ça il faut sortir de la logique du bras de fer, justement. Continuer de chercher une solution qui ménage, aut
ant que possible, la chèvre et le chou. Si elle existe. Lorsqu'il n'y en a pas c'est que l'on est devant un cas tragique. Une situation où quoi que l'on fasse il y aura une transgression lourde. Mais toutes les transgressions ne sont pas égales. Violer les droits humains de quelqu'un, c'est justement ce qu'on est censé avoir décidé de ne faire à aucun prix. Le TF le dit d'ailleurs: la loi suisse aussi prévoit que 'l'essence des droits fondamentaux est inviolable'. En d'autres termes nous avons décidé qu'il restait à la fin des droits que nous ne transgresserions pas, même au nom d'une très très très bonne cause...

3 commentaires:

Samia a dit…

J'ai de temps en temps des commentaires qui m'arrivent par messagerie et que l'auteur me demande de publier. En voici un:

samia, votre analyse m'a rassurée:
Violer les droits humains de quelqu'un, c'est justement ce qu'on est censé avoir décidé de ne faire à aucun prix....
Comment sortir de ce bras de fer? Il n'existe que parce que les juges valaisans ont décidé d'une peine exemplaire.....une peine ne devrait jamais être exemplaire, simplement juste, il y aura donc d'autres cas BR puisque las!, l'exemplarité de la peine a le vent en poupe..
lu aujourd'hui un edito qui déclare qu'il faut nourrir BR faute de quoi l'on commettrait un suicide assisté collectif....attristée de tant de mauvaise foi: BR ne demande pas une aide à mourir, il veut être libéré jugeant sa peine disproportionnée....

Samia a dit…

Un autre commentaire arrivé sur ma messagerie:

Les médecins doivent obéir à la justice et respecter les lois. C’est l’avis d’un grand nombre d’internautes excédés par BR. Mais il y a des décisions de justice arbitraires et parfois des lois iniques…

Heureusement que les médecins n’obéissent pas, mais écoutent leurs patients, fussent-ils des prisonniers.

Le traitement contre le gré du malade est au centre de ce débat. Il me rappelle mes différends avec les psychiatres lorsqu’ils gardaient à l’hôpital, un patient qui n’y avait pas sa place faute de présenter une quelconque pathologie psychiatrique, mais qui y restait enfermé simplement parce qu’un juge l’avait ordonné.

Idem pour les traitements d’Androcur qui se prolongeaient indéfiniment: si le médecin chargé du traitement en préconisait la suppression en raison d’effets secondaires majeurs, le juge trouvait un autre médecin d’accord de le continuer….

A cette époque, avais compris, douloureusement que bien des médecins obéissent à l’autorité avant que d’entendre leurs patients, surtout lorsque ces derniers ont un statut judiciaire : prévenu, condamné, prisonnier.

Espère sincèrement que le débat actuel portera sur les vrais enjeux et ne restera pas bloqué à pour ou contre un chanvrier….

daph

Samia a dit…

Alors il me semble que ce dernier commentaire mérite une réponse. La personne qui m'a envoyé cela dit que "il y a des décisions de justice arbitraires et parfois des lois iniques…"

Certes.

Mais la question ici est actuellement très différente. L'arrêt du TF fait reposer le caractère licite de la nutrition forcée sur le fait que, dans certains cas, il ne s'agit pas de traitement inhumain et dégradant. Comment définit-il ces cas? C'est lorsque c'est possible de pratiquer la nutrition forcée de manière 'digne et conforme aux règles de l'art médical'. Ultimement, donc, son argument repose sur le fait que, devant le cas concret, une décision clinique est prise. Une décision qui ne peut donc pas d'abord être celle de la justice. Le TF est en cela en ligne avec l'avis du CPT sur les conditions dans lesquelles la nutrition forcée n'est pas de la torture. Rien de bien original ici, et dans le cas d'une règle qui doit respecter les droits humains c'est un compliment.

Mais ça veut dire qu'il est tout simplement faux de voir la position des médecins genevois comme opposée au TF. Les médecins genevois sont opposés aux autorités valaisannes, oui, car ils n'ont pas la même lecture de l'avis du TF. Et la lecture des médecins genevois n'est pas absurde. Il est raisonnable de penser que le TF rendrait un avis qui serait conforme à la Convention des Droits de l'Homme.

Comment s'en sortir? Peut-être faudra-t-il repasser devant le TF pour demander qu'il tranche, en tant que telle, la question de la nutrition forcée et du degré de violence qu'il leur paraît légal d'exercer. Ou à l'inverse, du degré de violence qui signifierait que l'on porte atteinte à l'essence des droits fondamentaux, qui inclut le droit de ne pas être soumis à un traitement inhumain et dégradant. L'arrêt rendu le 26 août ne fait pas cela. Il ne dit pas non plus qui doit le faire. Et comme c'est à la fois une question juridique (où est la norme) et une question médicale (quelle souffrance est induite par quelles interventions), cette question est délicate.

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