Au fil des décennies, plusieurs Etats étatsuniens ont mis en place l’interdiction de fumer dans les lieux publics ouverts, tels que les parcs publics ou les plages. Les arguments de santé publique invoqués par les autorités à l’appui de ces interdictions sont moralement impeccables : les dangers de la fumée passive, la toxicité des mégots, le mauvais exemple pour les enfants qui seraient incités à fumer. Le problème est que ces arguments reposent sur des données fragiles, et dans certains cas inexistantes, comme le relèvent deux chercheurs de l’Ecole de santé publique de l’Université de Columbia. Dans un récent article, l’éthicien Arthur Caplan analyse le mésusage de la science à l’œuvre dans ces interdictions, mésusage qui n’est pas moins critiquable lorsqu’il est mis au service d’une bonne cause.
Précisons d’emblée que personne ne peut remettre en question la dangerosité très élevée de la fumée pour les fumeurs, ni le risque en soi plus modéré, mais touchant un bien plus grand nombre de personnes, de la fumée passive dans des lieux clos. C’est exclusivement de la fumée à ciel ouvert dont il est ici question. Notons aussi que cette controverse ne change rien à la désinformation systématique pratiquée par l’industrie du tabac dans le but de nier les preuves de la nocivité de son produit. Pendant plus d’un demi-siècle, les cigarettiers ont corrompu des centaines de scientifiques stipendiés pour semer le doute sur la nocivité de la fumée directe, puis de la fumée passive, un négationnisme qui persiste aujourd’hui. Votre serviteur a d’ailleurs présidé une commission d’enquête qui a contribué à préciser l’ampleur de cette influence corruptrice dans notre propre Alma Mater. La controverse suscitée par les interdictions de fumer en plein air est intéressante en ce qu’elle illustre que la science peut être abusée par les bons et pas seulement par les méchants. Elle nous fournit l’occasion de déboulonner trois illusions fort répandues.
- Le raccourci moralisateur. C’est la croyance implicite que face à une question scientifique compliquée et controversée, on peut s’épargner la peine d’examiner les preuves et décider qui a raison au vu des positions morales ou des convictions des « pour » et des « contre ». C’est évidemment beaucoup moins fatiguant. Les anti-tabac sont gentils, donc la cigarette est nocive. Monsanto n’est pas gentil, donc les OGM sont dangereux. L’écologie c’est très bien, donc le réchauffement climatique d’origine humaine est avéré. Ou si l’on est de l’autre bord, le capitalisme entrepreneurial tous azimuts c’est très bien, donc le réchauffement de la planète est un mythe gauchiste. Eviter ainsi de se coltiner les données scientifiques, c’est de la paresse intellectuelle alliée à de la mauvaise philosophie morale et politique.
- Le fétichisme de l’argent. Par cet emprunt quelque peu audacieux à Karl Marx, nous désignons l’idée que l’argent et le profit expliquent tout. Identifiez le parti qui pèse le plus lourd financièrement et vous savez déjà qui a scientifiquement tort. C’est ignorer que les passions idéologiques peuvent être aussi aveuglantes que l’appât du gain. Et que même des positions morales éminemment respectables peuvent conduire à maltraiter la science. C’est tout l’intérêt de la controverse évoquée ici: les autorités sanitaires impliquées ne sont probablement pas des hygiénistes fanatiques et la lutte anti-tabac est une bonne cause, sans guillemets. Mais cela n’excuse pas le mésusage de la science.
- Le nihilisme épistémique. Argent, passions idéologiques, convictions morales… Aucun chercheur n’est réellement indemne de tout conflit d’intérêt, ni d’attachements émotionnels. Donc la science réellement objective n’existe pas. Donc la science n’est qu’une croyance comme une autre. Puisque la question du célèbre philosophe postmoderne Ponce-Pilate, « qu’est-ce que la vérité ? » n’a pas de réponse, faire peu de cas de la science et croire à tout ce qui nous arrange n’est pas si grave. Or ce scepticisme de café du commerce est foncièrement destructeur. Comme le dit Caplan « la science est à peu près tout ce que nous avons pour surmonter les divisions idéologiques qui paralysent notre vie politique. On ne doit pas tolérer que des politiques publiques soient basées sur de la science peu fiable, médiocre ou bidon, même quand leurs objectifs sont dignes d’être poursuivis ».
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