Guantanamo: un exercice pratique difficile



Attention, la vidéo qui ouvre ce message est plutôt difficile. Lisez peut-être d'abord. De quoi s'agit-il? Une question nous revient avec la tension croissante des grèves de la faim à Guantanamo. A partir de quand la nutrition forcée est-elle de la torture? En Suisse on se rappelle de Bernard Rappaz, et de l'arrêt du Tribunal Fédéral qui avait argumenté que l'alimentation forcée ne constituait pas un traitement inhumain et dégradant si elle était pratiquée "dignement et conformément aux règles de l’art médical". La Cour Européenne des Droits de l'Homme a repris cet argument en estimant que "à supposer que la décision d’alimentation forcée eût été exécutée – ce qui n’a pas été le cas -, rien ne permet d’affirmer que cette opération aurait donné lieu à des traitements inhumains." Dans le New England Journal of Medicine de cette semaine, en réponse à un article condamnant la nutrition forcée, un commentateur appelle de ses voeux le développement d'une "méthode non-violente et humaine de nutrition forcée".

A partir de quand, donc, la nutrition forcée est-elle de la torture?

La Convention de l'ONU contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants précise dans son article premier que:

"Aux fins de la présente Convention, le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles."

La torture a donc plusieurs composantes:
-Le fait d'infliger une souffrance physique ou mentale sévère
-Le faire intentionnellement
-Le faire entre autre pour l'un de ces buts (la liste n'est pas exhaustive): obtenir une information ou une confession de la personne ou d'un tiers, punir la personne pour quelque chose qu'elle ou tiers a fait ou est soupçonnée d'avoir fait, intimider ou contraindre cette personne ou un tiers...

Sous cet angle-là, la nutrition forcée devient de la torture lorsqu'elle inflige intentionnellement une souffrance - que celle-ci soit physique ou mentale- dans le but de contraindre le détenu.

Dès qu'elle devient véritablement forcée, donc, plutôt que 'simplement' obligatoire, dans l'hypothèse où le patient se laisserait faire. Dans le cas où la nutrition implique l'usage de la force, alors on voit mal comment on peut éviter de tomber dans un traitement inhumain et dégradant, voire dans la torture.

C'est très tentant de se dire alors qu'il suffit d'éviter que la douleur soit intentionnelle, et qu'alors on aurait évité la torture. Mais dans les faits, si le détenu se débat, alors on voit mal comment on peut éviter de lui infliger une souffrance intentionnellement dans le but de le contraindre. Vouloir nourrir quelqu'un de force tout en évitant un traitement inhumain et dégradant relève de l'illusion d'optique.

Cette illusion d'optique est cependant très répandue. J'en citais quelques exemples au premier paragraphe. Les grands absents dans cette liste de personnes qui souhaitent que la médecine nourrissent de force mais 'dignement'? Les médecins. De toutes part, lorsqu'ils prennent position officiellement, c'est pour s'opposer. L'Association médicale mondiale condamne la participation à la nutrition forcée dans la déclaration de Malte, qui précise dans son article 21 que : «L' alimentation forcée n'est jamais acceptable. Même dans un but charitable, l'alimentation accompagnée de menaces, de coercition et avec recours à la force ou à l'immobilisation physique est une forme de traitement inhumain et dégradant." Ce n'est pas véritablement surprenant. Mais peut-être que pour se convaincre de l'impossibilité de nourrir de force de manière 'non-violente' ou 'humaine', il faut avoir vu quelque chose qui s'approche d'un vrai cas de nutrition forcée. La vidée qui ouvre ce message se trouve ici, et a été réalisée récemment par un militant volontaire. Il ne résiste pas véritablement: simplement, il n'aide pas, ne collabore pas. Et déjà, c'est assez difficile à soutenir.

Il faut aussi préciser que la vidéo est en fait plutôt soft. Le 'détenu' se laisse mettre dans la chaise, ne se débat pas activement. Elle dure environ 4 minutes alors qu'une vraie situation peut durer deux heures. Et elle n'utilise 'que' du matériel standard. A Guantanamo, il semble que ce ne soit plus le cas. On utiliserait des sondes dont le bout est métallique, on diminuerait la température des cellules, on organiserait les douches au milieu de la nuit pour mettre les détenus devant le choix du sommeil ou de la propreté...bref on ferait tout pour les mettre sous pression d'interrompre leur grève de la faim. Vous vous rappelez la définition de la torture? Infliger intentionnellement une souffrance - que celle-ci soit physique ou mentale- dans le but de contraindre le détenu. Dès que le but de l'alimentation forcée est de faire interrompre un jeûne de protestation, comment éviter de tomber là dedans? On peut comprendre que cela semble possible en théorie, mais en théorie seulement...

1 commentaire:

fleurdaph a dit…

Nourrir de force est toujours de la torture.
J’ai lu quelque part que ces détenus n’avaient aucun statut….après avoir vu cette video je pense que pour l’Amérique, ces détenus ne sont plus vraiment des êtres humains. Ils ont des avocats,
mais que peuvent-ils faire ? Visiblement rien !
Qui sont les personnes qui « nourrissent » de force ?
Des médecins militaires ? Du personnel soignant ?
Ou des fonctionnaires pénitentiaires qui obéissent aux ordres. Mais comment sont-ils faits pour ne pas désobéir ?

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