Vous avez vu le reportage que Temps Présent a diffusé cette semaine sur le don vivant d'organes? Il est vraiment excellent. Le don vivant est un sujet très dense. Un exercice à la fois magnifique et parfois périlleux, qui pose plusieurs difficultés à la fois techniques et éthiques.
Comment choisir de donner un rein ou un lobe du foie? Comment choisir de ne pas le faire? Comment s'assurer, dans l'entrecroisement de relations humaines, qu'on évite l'exploitation des uns par les autres, qu'on permet les expressions de générosité? Un sujet difficile, traité jusqu'au bout de ces nuances l'autre jour. Si vous ne l'avez pas vu, vous pouvez rattraper ça ici sur le site web de la RTS.
Une note en bas de page cependant. Le reportage mentionne que la promotion du don d'organe est interdite en Suisse, pour le déplorer. Il y a un hic, ici: ce n'est pas vrai. Ce n'est pas la faute des journalistes, ils se sont trompés de bonne foi. Cette information, plein de personnes en Suisse la croient vraie. Du coup, nous avons des décisions sur la promotion du don d'organes qui se fondent sur l'idée qu'elle est interdite, ou au moins problématique sous l'angle légal. Comment ça se fait? J'avais posé la question il y a trois ans à Mélanie Mader, une jeune juriste devenue spécialiste de la question, et sa réponse avait été publiée dans notre revue de bioéthique Bioethica Forum. Le lien est ici, mais je vous résume les points principaux.
Tout commence en 1997, pendant la préparation de la Loi sur la transplantation d'organes. Le Conseil Fédéral s'exprime alors dans un message en faveur de la promotion du don d'organes: "[l]es receveurs en attente d'un organe sont toujours aussi nombreux et personne ne
conteste la nécessité d'augmenter le nombre d'organes disponibles. La promotion du don d'organe revêt donc une grande importance". L'avant-projet de la loi intègre cette notion et fait de la promotion du don d'organes un des buts de la loi. En 2001, lors de la rédaction de la loi, on abandonne la promotion. Le Conseil Fédéral explique dans un autre message que «s’agissant du don d’organes, l’Etat ne doit pas faire de prosélytisme. Il est tenu de respecter la liberté de tout un chacun. Dans ces conditions, il serait déplacé qu’il s’engage dans la promotion du don d’organes ». C'est là dessus que se base l'idée que la promotion est interdite.
Il y a cependant plusieurs problèmes. Le premier, c'est que normalement pour interdire quelque chose cette chose doit être...interdite. Ici, en fait il ne s'agit pas de cela. La promotion du don d'organes n'est pas obligatoire, on y a renoncé. Comme on y a renoncé pour des raisons explicites, on conclut qu'il ne faut pas le faire. Mais cela revient à conclure que ce qui n'est pas obligatoire est interdit. On aurait pu, en 2001, interdire explicitement la promotion du don d'organes. Si on ne l'a pas fait, c'est certainement qu'on avait là aussi de bonnes raisons.
Le deuxième, c'est que ce message du Conseil Fédéral n'est pas le dernier mot sur la loi sur la transplantation. Lors de sa discussion au parlement, les chambres ont modifié le projet qui leur était présenté pour inclure l'alinéa suivant: "(La présente loi doit) contribuer à ce que des organes [...] soient disponibles à des fins de transplantation". Les parlementaires se sont alors majoritairement exprimés en faveur de la promotion du don d'organes par l'état.
Le troisième, c'est qu'une information neutre de l'état dans un enjeu de santé public est ce que Mélanie Mader appelle une anomalie. "L’information en matière de santé publique a généralement un caractère incitatif, tendant à influencer le comportement de la population (bougez plus; fumez et buvez moins; utilisez un préservatif)." Il est normal qu'il en soit ainsi. Mais alors pourquoi cette neutralité face au don d'organes? Le projet de loi initiale prévoyait que l'information au public vise la promotion du don d'organes. La loi entrée en vigueur n'a plus cette exigence. Et le changement a été interprété comme imposant une information neutre, non incitative. Ici à nouveau, il semble que ce qui n'est pas obligatoire soit compris comme étant interdit...
Finalement, la Suisse a ratifié en 2009 le Protocole additionnel à la Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine relatif à la transplantation d’organes et de tissus d’origine humaine du Conseil de l’Europe. Nous avons fait trois réserves, qui concernent justement le don vivant mais qui ne concernent pas la promotion du don. Or, l'article 19 prévoit que "Les Parties prennent toute mesure appropriée visant à favoriser le don d'organes et de tissus."
Nous nous sommes donc engagés par traité international à promouvoir le don d'organes. Notre loi nationale ne l'interdit pas, et nous l'avons reconnu en ne demandant pas de réserves sur ce point alors que nous l'avons fait sur d'autres points. Il nous restent des pratiques fondées sur l'idée que la promotion du don d'organes serait interdite. Mais ici les difficultés sont d'ordre pratique et non d'ordre légal.
Demeure un souci parfois exprimé: que la promotion du don d'organes par l'état empiète sur la liberté individuelle. Car bien sûr il nous reste, et il doit toujours nous rester, le respect du choix
individuel. Mais la promotion du don d'organes ne modifie en rien la
liberté de chacun de devenir ou non donneur. Cette liberté est protégée par la loi, tout à fait indépendamment du mode d'information, neutre ou incitatif, choisi par les autorités.
Ma limite comme toujours est que je ne suis pas juriste. Mais l'auteur dont je vous résume la réponse l'est. S'il y en a parmi vous qui voyez une erreur ici, dites-le nous! Mais il semblerait que cette petite phrase 'En Suisse, la promotion du don d'organe est interdite' soit désormais erronée. Et cette erreur-là a des conséquences.
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2 commentaires:
"Demeure un souci parfois exprimé: que la promotion du don d'organes par l'état empiète sur la liberté individuelle."
Est ce que l'être humain est suffisamment autonome pour choisir contre la publicité d'état qui préconise "la bonne attitude "?
Est ce la puissance de la promotion n'est pas disproportionnée par rapport à la réflexion solitaire ?
Pourquoi est ce que la publicité sur le tabac est interdite dans certains pays si la puissance de la promotion n'influence pas les décisions individuelles ?
Excellente question. Car d'autre part, si la publicité annulait la liberté individuelle, ne devrait-on pas alors interdire toutes les publicités et non pas seulement celles sur le tabac?
C'est donc qu'on admet que la publicité incite mais ne contraind pas.
A-t-on raison de penser ça? Excellente question. Mais il est en tout cas cohérent de trouver que des comportements doivent rester librement choisis, et de permettre quand même une promotion par l'état de ces comportements: donner ses organes après sa mort, de son vivant éviter de fumer, faire de l'exercice physique...La publicité incite, mais ne contraind pas.
On peut avoir deux raisons, en fait, d'interdire la publicité. On peut trouver qu'elle limite trop la liberté. Soit parce qu'elle représenterait une contrainte réelle, mais on ne voit pas vraiment comment elle ferait ça. Ou alors parce qu'elle serait manipulatrice ou subliminale, que l'incitation serait trop forte et limiterait trop la marge de manoeuvre qui resterait aux personnes. Ca, pour le coup ça pourrait être une bonne raison d'interdire des pubs qui jouent sur le chantage émotionnel, par exemple: qui joueraient sur la peur d'être rejeté par des personnes aimées si on n'achète pas le produit en question. On en a eu une récemment sur nos murs, elle vendait du crédit à la consommation. Terrible. Elle était autorisée, pourtant.
Une autre raison d'interdire la publicité serait qu'elle vende un produit ou un comportement pour lequel on penserait que la seule incitation est problématique, même sans contrainte. Un comportement qui, s'il devenait plus fréquent, poserait des problèmes même si tout le monde ne s'y mettait pas. C'est pour cette raison que la publicité sur le tabac est interdite sur la voie publique. Regarder une pub de cigarette n'a jamais forcé personne à fumer. Mais même si c'est 'juste' une influence c'est déjà un problème, surtout si la personne influencée est mineure.
Vraiment, une excellente question...
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