En consultation, la question de l'argent

C'est le moment de mon billet dans la Revue Médicale Suisse. Comme d'habitude, le lien est ici et le texte est là:

« Je ne peux pas aller consulter vous savez, mon assurance je l’ai prise juste pour être en règle : elle ne paie pas le docteur… » Elle était vraiment très gentille, cette dame, et très sincère. Elle toussait vilainement et je m’étais souciée d’elle. Même pas en consultation en fait, juste souciée d’elle. Alors bon, quand elle m’a fait cette sortie sur son assurance, je dois avouer que ma première réaction était d’avoir envie de lui expliquer qu’en fait son assurance paierait, après la franchise et les quotes-parts, que c’était normal, que la LAMal était comme ça pour tout le monde : on n’est pas prof impunément. Heureusement, je me suis retenue. Elle avait raison, au fond. Son assurance paierait, mais elle avait l’air d’avoir comme on dit des moyens modestes. Sa quote-part allait peser lourd, sa franchise serait élevée, le remboursement n’interviendrait pas à temps pour empêcher le bâton dans les rouages de sa fin de mois. De son point de vue, son assurance ne payait en fait vraiment pas le médecin.

Parler d’argent, en Suisse, c’est un tabou vénérable. Presque plus grand que les deux autres grands classiques : la sexualité et la mort. En consultation, l’argent est même le seul de ces « sujets difficiles » sur lequel aucune base de conversation n’est enseignée durant les études de médecine. Ce n’est pas une spécificité helvétique : même aux Etats-Unis, où l’on s’enquiert pourtant de votre revenu quasiment lors de la poignée de main, nos collègues partagent cette gêne face à leurs patients.

Et pourquoi, d’ailleurs, en parler ? Ce n’est pas un sujet médical après tout. Et puis n’avons-nous pas une couverture universelle, garantie par un système de santé fondé sur la solidarité ? En fait, non. D’abord, crûment dit, l’argent c’est bon pour la santé. Plus de moyens, c’est plus de liberté pour vivre sainement, moins de ce stress toxique qui érode notre espérance de vie. Malgré notre assurance universelle, plus d’argent c’est aussi un accès plus facile à la médecine. Quand les primes par tête pèsent lourd, payer sa quote-part peut devenir impossible. Environ 5 % des Suisses renoncent à des soins de santé pour des raisons financières. A Genève, c’est environ 14 %.

Ces chiffres, il arrive qu’ils nous surprennent, même nous. Nous vivons dans des sociétés où les écarts se creusent. Avec eux, c’est l’expérience de la vie qui diverge. Personne n’est indemne. Nous vivons après tout chacun dans notre part de « la vraie vie » : si nous nous éloignons, c’est tous qui s’éloignent de tous. A un détail près : certains métiers offrent des lucarnes et il se trouve que le nôtre est du nombre. Comme cliniciens nous sommes autorisés – car après tout il le faut bien – à regarder derrière les coulisses de la vie d’autrui. C’est un privilège rare. Avec le recul des visites à domicile, pourtant, les barrières grimpent. On fait bonne figure. On tait le manque. Nous nous y laissons prendre. Le médicament est trop cher ? Nous ne le saurons peut-être pas. Nous continuerons de penser que les choses vont, bon ok peut-être pas bien, mais mieux qu’elles ne vont en réalité.

C’est là, sans doute, qu’est la clé. En parlant d’argent, peut-être craignons-nous de finir par moins bien soigner nos patients démunis. La meilleure raison d’aborder le sujet, pourtant, est justement d’éviter qu’ils ne sortent de la consultation avec une ordonnance impraticable alors que nous aurions pu trouver d’autres solutions. Ce tabou-là, il est finalement comme les autres : à trop vouloir l’éviter, nous manquons à notre devoir.

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