Ethique et recherche internationale
Parfois, il faut regarder des conférences qui vous apprennent des choses même si elles comportent des erreurs. Un bel exemple ouvre ce message. Dans cette conférence, Boghuma Kabisen Titanji raconte l'histoire d'une rencontre, et à travers ce récit elle dresse un portrait des problèmes, des difficultés, de ce qu'elle appelle les énigmes éthiques que soulève la recherche clinique lorsqu'elle est conduite dans un pays pauvre.
Ces difficultés, elles existent et doivent être prises au sérieux. Les prendre au sérieux implique cela dit de bien les comprendre. Et ici, il y a un certain nombre d'erreurs dans la conférence. Certaines sont intéressantes. C'est pour ça que je vous la recommande quand même.
Regardez-là d'abords, pour vous faire votre propre avis.
Maintenant, je vous donne le mien. Précisons pour commencer qu'il y a un certain nombre de choses justes. Titanji raconte des faits, qui sont certainement vrais et sont surtout très représentatifs de la pratique de la recherche dans les pays pauvres. Un certain nombre de ses commentaires sont également justes. Par exemple, c'est tout à fait exact que le processus de consentement éclairé devrait être amélioré. En fait c'est même le cas partout. D'où une première inexactitude: ce n'est pas parce que l'on recrute des personnes illettrées ou pauvres qu'il faut faire particulièrement attention. C'est parce que l'on recrute des personnes tout court qu'il faut faire particulièrement attention. Les formulaires que Boghuma Kabisen Titanji décrit comme inadaptés à l'Afrique ne sont en fait véritablement adaptés nulle part.
On pourrait relever ainsi un certain nombre de points. Certains d'entre vous le ferez peut-être dans les commentaires.
Mais le problème central est que, malgré la place que donne la conférencière à la notion d'exploitation et malgré l'importance de ce concept dans le genre de situations qu'elle décrit, il ne s'agit en fait pas ici d'exploitation.
Pourquoi? On a parfois tendance à penser que dès qu'il y a une interaction entre une personne faible et une personne forte et qu'il y a un bénéfice dans l'histoire pour la personne forte, alors il y a exploitation. Lorsqu'on le dit comme cela, on se rend tout de suite compte que c'est faux. Si c'était le cas, alors il y aurait automatiquement exploitation chaque fois que l'on achète quelque chose à une entité plus puissante que nous (je sais pas, par exemple, Apple...). Non, pour qu'il y ait exploitation il faut qu'il y ait une interaction, oui, mais il faut aussi que le partage des fardeaux et des bénéfices soit disproportionné. Disons, si mon Mac m'était indispensable pour une raison ou une autre, coûtait 1.- à fabriquer et que je devais le payer un million. Là, oui, il y aurait exploitation.
Dans le récit de Kabisen Titanji, Céline a-t-elle été exploitée? Elle a encouru des risques, oui. Elle a aussi retiré des bénéfices, c'est tout aussi clair. Les bénéfices qu'elle a retirés étaient-ils disproportionnés par rapport aux risques encourus? C'est nettement moins clair. Le reproche le plus crédible est que le bénéfice qui lui a été donné, à savoir un suivi et un traitement antirétroviral, auraient dû être plus prolongés. Mais l'argument n'est pas que les risques de la recherche le justifiaient. Car après tout le rapport entre les risques et les bénéfices d'une étude où les participants viennent pour des contrôles, risquent des effets secondaires, et ont en revanche accès au diagnostic et pour un temps à un traitement anti-rétroviral n'est pas mauvais en tant que tel. Non, l'argument est en fait nettement plus intéressant que cela. Une fois le lien noué, une fois une personne malade transformée en participante de la recherche clinique, alors la laisser là à la fin de l'étude est une forme d'abandon difficilement acceptable. Y a-t-il là un problème? Sans doute. Il ne s'agit pas d'exploitation, mais d'un problème différent. Nous avons acquis envers cette personne des responsabilités, et ensuite nous y avons manqué. On est effectivement en droit d'y voir un problème.
Ce problème est d'autant plus gênant qu'il cache un paradoxe. Nos sociétés ont en fait justement développé un moyen de limiter les relations à une stricte interaction qui ne laisse aucun résidu relationnel. Cela s'appelle la monnaie. Payez une personne comme Cécile pour sa participation à la recherche, décemment bien entendu, et vous aurez clarifié l'histoire: la transaction finie, chacun s'en retourne de son côté et plus personne ne doit rien à personne. Ce sont les échanges non monnayés qui, d'ordinaire, ont des résultats relationnels. Je vous rends un service gratuit, vous me devez de la gratitude. Je vous sauve la vie en sautant dans le lac, il vous sera difficile de me refuser une aide personnelle que je viendrais vous demander à l'avenir. Je vous donne une gifle en pleine rue, vous voilà en droit d'être mon ennemi. Dans chacun de ces cas, une relation est née, ou a été affectée. Nous ne sommes pas quittes.
Le hic, c'est que dans la recherche, justement, nous refusons de monnayer la participation. Il y aurait à l'accepter bien des problèmes, dont certains d'ordre éthique. Nous refusons donc de monnayer la participation et avons pour cela des raisons qu'on peut qualifier de bonnes. Mais alors nous voilà coincés: car vouloir d'une part ne pas monnayer ça, et vouloir en même temps que cette interaction humaine ne se solde par aucune relation, par aucun devoir personnel entre les participants et les personnes qui conduisent la recherche, voilà qui ne va pas facilement aller ensemble...
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