Hier soir dans une rue comme les autres à Montréal, une dame qui - comme les autres- parlait dans son téléphone: "Oh le pauvre! Mais dis: il ne revient pas du Libéria n'est-ce pas...?"
On pourrait se dire que voilà à quoi ressemble le début d'une panique, mais ce serait oublier que les paniques ne frappent pas toujours au hasard. Je vous ai parlé des questions soulevées par les traitements de l'Ebola dans deux des derniers billets. Mais la question centrale n'est en fait pas du tout là. L'enjeu central de notre réponse au virus Ebola n'est ni la recherche clinique, ni la recherche fondamentale. Non, l'enjeu central est que voilà un virus qui vit de nos contacts les plus fondamentaux, et qui en les rendant contagieux les fragilise.
Imaginez-vous cette dame au téléphone. Son amie ne sait plus trop bien. Mais leur ami commun vit seul. Il est malade. Il a besoin qu'on lui fasse ses courses. Ira-t-elle? En saison de grippe, sans doute oui. Alors même que la grippe est contagieuse et tue chaque année un certain nombre de personnes fragilisées. En 'saison' de peur de l'Ebola, ira-t-elle chez une personne qui 'peut-être' revient du Liberia? Alors que l'on sait que le virus ne se transmet pas par l'air, mais seulement par les contacts de liquides biologiques? Vous pariez quoi, vous?
C'est là une de ses tragédies. En passant d'une personne à l'autre par les gouttelettes et les liquides, il frappe ceux qui s'occupent des victimes. Qui les tiennent quand ils toussent. Qui, comme dans les films, épongent la sueur de leur front. C'est un virus qui profite de notre humanité, qui prolifère dans la vague de notre compassion. Et qui du coup menace bien plus que nos vies: la peur de la contagion menace nos liens, nos groupes, qui nous sommes. On imagine tout de suite comment cette peur, même en l'absence du virus lui-même, peut suffire à dissuader la solidarité la plus basique.
Maintenant ajoutez que le serum des survivants est un traitement prometteur, et vous avez toutes les briques d'un roman sur la solidarité humaine, et aussi sur ses travers. Et vous l'aurez deviné: ce serum, qui peut être un magnifique véhicule de solidarité entre les malades et les survivants, est aussi en même temps déjà sur la marché illégal.
Pour couronner le tout, ce virus révèle aussi les failles parfois profondes de nos organisations sociales. Comme l'a dit récemment l'OMS dans un communiqué qui récapitule quelques vérités difficiles, les pathogènes dangereux exploitent les systèmes de santés faibles. Et ce problème ne concerne pas seulement les pays d'Afrique de l'Ouest. Ca concerne aussi l'Espagne, entre autres.
Ebola est un miroir de nos interactions. La manière de l'interrompre, la quarantaine, n'est pas techniquement compliquée. Mais la rendre efficace nécessite un petit trésor de sensibilité sociale. Dans sa plus simple expression (pour faire simple et brutal: on vous prend, vous disparaissez derrière une porte close, on ne peut plus communiquer avec vous, et il y a de fortes chances que vous sortiez mort), on voit très bien comment elle peut être vouée à l'échec. Elle est pourtant réalisable de manière plus 'humaine', c'est-à-dire plus consciente de notre besoin de maintenir nos contacts, nos liens. La panique, comme souvent, n'est pas entièrement rationnelle non plus: l'épidémie peut être interrompue.
L'enjeu principal de l'épidémie d'Ebola est donc sans doute là: en se multipliant à la faveur de ce que nous avons de meilleur, il agit aussi comme un révélateur du ... nettement moins meilleur, on va dire, dont nous sommes aussi capables. Les personnes qui vivent dans des régions endémiques le savent. Survivre à une épidémie, c'est bien sûr d'abord rester en vie. Mais ce n'est jamais 'que' cela. Il va falloir arriver de l'autre côté en ne s'étant pas mutuellement fait trop de choses impardonnables. Ce ne sont pas seulement nos personnes physiques qui sont en jeu. Ce sont nos liens sociaux, nos liens personnels, le fonctionnement de nos institutions, et ce que notre réponse à l'épidémie révèle sur qui nous sommes.
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