La redoutable force des symboles

D'abord les chiffres. Selon le site swissinfo, 57.7% des Suisses ont accepté l'initiative anti-minarets. Seuls trois cantons et demi l'ont refusée: Bâle-Ville, Genève (le plus fort taux avec 59.7% de non, merci à tous mes voisins au bout du lac!), Vaud, et Neuchâtel.

Maintenant les commentaires. La stupeur est générale. Je suis bien sûr déçue, vous vous en doutiez. Mais en fait cela va plus loin que ça. Je sais que les lecteurs de ce blog ne sont pas tous en Suisse, alors si vous êtes ailleurs je vous avertis que je m'apprête à briser un des tabou de ma culture.

Voilà (on prend bien son souffle): le peuple s'est trompé.

Ça y est, je l'ai dit. Et ce n'est pas une chose que l'on dit ici à la légère. Mais cela arrive, il faut en prendre acte. La population suisse avait d'ailleurs également refusé le droit de vote aux femmes en 1959, après tout. Bon, à l'époque, il s'agissait bien sûr de la population masculine. Là aussi il faut prendre acte: ajouter les femmes ne rend pas infaillible.

Interdire les minarets est une erreur. Si cette décision reflète en effet des craintes qui doivent être prises au sérieux, que vont y changer des règles architecturales? Ces craintes seraient mieux abordées par une intégration plus grande, au contraire. La seule lecture optimiste de cette votation, c'est qu'elle reflète finalement la lenteur (ou la modestie?) des progrès dont sont capables les humains. Lorsque la logique de 'eux et nous' nous saisit, il est très difficile d'y résister. Les catholiques du canton de Vaud ont après tout dû attendre 1935 pour pouvoir mettre des clochers à leurs églises...

Mais ça, c'était avant la ratification par la Suisse de la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont l'article 18 précise que 'Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.'

Selon Amnesty International, ce texte rend l'interdiction des minarets en Suisse inapplicable. La Cour européenne des droits de l'homme devrait semble-t-il, si on le lui demandait, l'annuler. Reste à savoir si l'affaire arrivera jusque là, et qui l'y porterait. Mais ce serait ici l'occasion pour les représentants de la communauté musulmane d'Europe de jouer pleinement le jeu juridique européen de l'état de droit, et d'aller se faire donner raison contre la Suisse devant le tribunal des droits humains. Pour les auteurs de l'initiative, qui ont largement argumenté devant les médias la soit-disant incapacité de l'islam à reconnaître ces règles du jeu, ce serait là un magistral auto-goal. Certains signes sont d'ailleurs déjà là. Les auteurs de l'initiative se sont attaqués à un symbole pour pouvoir se défendre d'avoir attaqué la substance. Mais bien sûr, dans toute cette histoire des rapports entre religion et politique dans un état laïque, les symboles sont la substance.

Ah oui, peut-être le saviez-vous: le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a depuis quelques années une rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction, chargée entre autres mandats de: 'poursuivre les efforts qu’elle consacre à l’examen des incidents et des mesures gouvernementales qui sont incompatibles avec les dispositions de la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, et à recommander les mesures à prendre pour y remédier, selon qu’il conviendra ;'

La Rapporteuse actuelle, Me Asma Jahangir, est une avocate citoyenne du Pakistan, titulaire d'un doctorat honoris causa de l'Université de St-Gall. Et bien sûr ce Conseil siège à Genève.

C'est sûr, notre petit coup de gueule de ce week-end va se voir.

Au fond, peut-être que tout ça finira bien après tout. Peut-être ce vote suisse va-t-il permettre à la communauté musulmane d'Europe de faire, en portant l'affaire au tribunal, un bel exemple. Les voilà après tout dans la rare situation de pouvoir parler la voix de la raison à deux formes d'extrémisme en même temps. A certains Européens inquiets, dire que l'islam peut être compatible avec les droits humains et qu'il en respecte parfois mieux les règles que ces populismes qui les réclament un peu rapidement comme une exclusivité culturelle bien à eux. Aux tenants d'un virage des droits humains vers une plus grande intégration de la charia, dire que la Déclaration des droits de l'homme protège les droits des communautés musulmanes d'Europe.

Peut-être que tout ça finira bien après tout, oui. Mais pas pour nous: dans ce scénario, si vous me passez l'expression, on va se payer carrément la honte. Et c'est là finalement l'avantage de la démocratie directe: on l'aura entièrement méritée.

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Bonté humaine!

'Dieu merci!' dit-on parfois lorsqu'on l'a échappée belle. Les Anglais substitue parfois 'Thank goodness!' Merci à la bonté. Cette expression, un des tous grands hommes de notre temps, le philosophe Daniel Dennett, lui a donné il y a quelques temps un sens plutôt littéral. Et il l'a fait dans un texte très touchant. A part le fait qu'il y confirme ses positions de défenseur publique de l'athéisme, ce qui n'est pas vraiment ici la question, il y remercie aussi très sincèrement ses médecins, ainsi que tous ses autres soignants. Et bien sûr personnellement je suis plutôt émue par ça: car c'est nettement plus rare que l'on pourrait le croire, de se faire remercier comme médecin. Même lorsque, comme on l'espère, les choses se passent bien. Et puis, il y présente un risque moral dont j'ai déjà parlé ici: celui de penser que l'on a fait quelque chose de bien, alors que les actes dont il s'agit là n'ont en fait rien à voir avec le bien ou le mal que nous faisons autour de nous. Finalement, et en fait surtout, ce texte est un véritable hymne à tout ce que nous autres humains pouvons faire collectivement, et qui n'existerait jamais sans la multitude de contributions de toutes parts que nous sommes capables de joindre ensemble. Plutôt que de vous raconter davantage, je vous traduit son texte intégral. C'est assez long (avertissement) mais comme à peu près tout ce qu'il écrit ça vaut le coup:

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"Il y a deux semaines, j'ai été précipitamment conduit en ambulance dans un hôpital où il fut déterminé par CT-scan que j'avais une 'dissection de l'aorte' - l'intérieur du vaisseau sanguin principal conduisant le sang depuis mon coeur s'était déchiré, créant un tuyau à deux passages là où il n'y aurait dû y en avoir qu'un seul. Heureusement pour moi, le fait que j'avais eu un pontage coronarien il y a sept ans m'a probablement sauvé la vie, puisque le mélange de tissu cicatriciel qui avait poussé comme du lierre autour de mon cœur dans les années d'intervalle a renforcé l'aorte, évitant une fuite catastrophique par la déchirure. Après neuf heures de chirurgie, pendant lesquelles mon cœur était complètement arrêté et mon corps et mon cerveau refroidis à environ 7°C pour éviter les dommages cérébraux causés par le manque d'oxygène jusqu'au moment où la machine cœur-poumon pourrait être démarrée, je suis désormais le fier propriétaire d'une aorte et d'un arc aortique tous neufs, fait de tube de tissu Dacron résistant cousu dans la bonne forme sur le moment par le chirurgien, attaché à mon cœur par une valve de fibre carbone qui fait un petit clic rassurant chaque fois que mon cœur bat.

Alors que j'entre maintenant dans une tranquille période de récupération, j'ai de quoi penser, sur cette expérience bouleversante et encore davantage sur l'inondation de messages de soutien que j'ai reçus depuis que les nouvelles de ma dernière aventure sont sorties.

Des amis étaient pressés de savoir si j'avais eu une expérience de mort imminente et, si oui, quel effet cela avait eu sur ma bonne vieille position publique d'athéisme. Avais-je eu une épiphanie? Allais-je suivre les pas d'Ayer (qui retrouva ses esprits et insista quelques jours plus tard "ce que j'aurais dû dire est que mes expériences ont affaibli, non pas ma conviction qu'il n'y a pas de vie après la mort, mais mon attitude inflexible à l'égard de cette croyance"), ou bien est-ce que mon athéisme était toujours intact et inchangé?

Oui, j'ai effectivement eu une épiphanie. J'ai vu avec une clarté plus grande que jamais dans ma vie auparavant que quand je dis 'Thank goodness' ce n'est pas seulement un euphémisme pour 'Thank God!' ('Dieu merci!') (nous autres athées ne croyons pas qu'il' existe un Dieu à remercier.) Ce que je veux dire est réellement 'thank goodness' ('merci à la bonté'). Il y a beaucoup de bonté dans le monde, et plus de bonté tous les jours, et ce tissu humain d'excellence est réellement responsable du fait que je suis en vie aujourd'hui. C'est un digne destinataire de la gratitude que je ressens, et c'est cela que je veux célébrer ici et maintenant.

Envers qui, donc, ai-je une dette de gratitude? Envers le cardiologue qui m'a gardé en vie et bien en vie pour des années, et qui a rapidement et sûrement rejeté le diagnostic initial de rien de plus grave qu'une pneumonie. Envers les chirurgiens, neurologues, anesthésistes, techniciens, qui ont gardé mes systèmes en route pendant des heures dans des circonstances effrayantes. Envers la douzaine, environ, d'assistantes médicales, les infirmières et les physiothérapeutes, techniciens de radiologie, et la petite armée de 'piqueuses' si habiles qu'on ne sait presque pas qu'elles prennent votre sang, et les personnes qui apportaient les repas, nettoyaient ma chambre, faisait les montagnes de lessive générées par un cas si salissant, poussaient ma chaise roulante en radiologie, et ainsi de suite. Ces personnes venaient d'Ouganda, du Kenya, du Liberia, d'Haïti, des Philippines, de Russie, de Chine, de Corée, d'Inde -et des États-Unis évidemment- et je n'ai jamais vu de respect mutuel plus impressionnant que lorsque ces personnes s'aidaient l'une l'autre et vérifiait mutuellement leur travail. Mais malgré tout ce travail d'équipe, cette troupe locale n'aurait pas pu faire son travail sans l'énorme bagage de contributions par d'autres. Je me souviens avec reconnaissance de mon ami décédé, et collègue à Tufts, le physicien Allan Cormack, qui partagea le prix Nobel pour son invention du CT-scan. Allan, tu viens de sauver à titre posthume une vie de plus, mais qui les compte encore? Le monde est meilleur grâce à ton travail. Merci à la bonté. Et puis il y a tout le système de la médecine, à la fois la science et la technologie, sans lequel les meilleurs efforts par des individus seraient à peu près inutiles. Je suis donc reconnaissant aux comités éditoriaux et aux réviseurs, passés et présents, de Science, Nature, le Journal of the American Medical Association, le Lancet, et toutes les autres institutions de la science et de la médecine qui continuent de sortir des améliorations, de détecter et de corriger des défauts.

Est-ce que je rends un culte à la médecine? La science est-elle ma religion ? Pas du tout; il n'existe aucun aspect de la médecine ou de la science moderne qui ne soit l'objet de l'examen le plus rigoureux, et je peux facilement identifier une série de problèmes sérieux qui ont encore besoin d'être corrigés. C'est facile à faire, évidemment, parce que les mondes de la médecine et de la science sont déjà engagés dans l'auto-évaluation la plus obsessionnelle, intensive, et humble jamais pratiquée par une institution humaine, et ils rendent régulièrement publiques les résultats de leurs auto-examens. En plus, cette critique rationnelle ouverte, aussi imparfaite soit-elle, est le secret de l'impressionnant succès de ces entreprises humaines. Il y a des améliorations mesurables tous les jours. Si j'avais éclaté mon aorte il y a dix ans, aucune prière ne m'aurait sauvé. Ce n'est pas exactement de la routine aujourd'hui, mais mes chances de survie n'étaient en fait pas si mauvaises que ça (ces jours environ 33% des victimes de dissections aortiques meurent dans les premières 24h sans traitement, et les risques augmentent ensuite d'heure en heure).

Une chose m'a particulièrement frappé en comparant le monde médical dont ma vie dépendait maintenant, avec les institutions religieuses que j'ai étudiées si intensément ces dernières années. Un des thèmes plus doux, plus soutenant que l'on trouve dans toutes les religions (à ma connaissance) est l'idée que ce qui compte vraiment est ce qui est dans ton cœur: si tu as de bonnes intentions, et si tu essayes de faire ce qui (d'après Dieu) est juste, c'est tout ce que l'on peut te demander. Mais pas dans la médecine! Si tu as tort - surtout si tu aurais dû mieux t'y connaître- tes bonnes intentions ne compteront à peu près pas du tout. Et, alors que faire le saut de la foi et agir sans davantage d'examen de ses options est souvent célébré par les religions, c'est considéré comme un grave péché dans la médecine. Un médecin dont la foi sincère en sa propre révélation sur comment traiter les anévrismes de l'aorte le mènerait à conduire des études non testées sur des êtres humains serait sévèrement réprimandé et sans doute chassé hors de la médecine entièrement. Il y a des exceptions, évidemment. Quelques pionniers aventureux, amoureux du risque, sont tolérés et (s'ils ont finalement raison) ultimement honorés, mais ils ne peuvent exister qu'en tant que rares exceptions à l'idéal de l'investigateur méthodique, qui exclut scrupuleusement les théories alternatives avant de mettre la sienne en pratique. Les bonnes intentions et l'inspiration ne suffisent tout simplement pas.

En d'autres termes, alors que les religions ont peut-être un effet positif en autorisant de nombreuses personnes à se sentir confortables avec le niveau de moralité qu'elles sont elles-mêmes capables d'atteindre, aucune religion ne tient ses membres au niveau de responsabilité morale exigé par les mondes laïques de la médecine et de la science! Et je ne veux pas parler des standards exigés 'au top' -parmi les chirurgiens et médecins qui prennent tous les jours des décisions de vie ou de mort. Je parle des standards de soins consciencieux pratiqués aussi par les techniciens de laboratoire et les cuisiniers. Cette tradition place sa confiance dans l'application illimitée de la raison et de l'enquête empirique, la vérification et re-vérification, et l'habitude sans cesse cultivée de se demander 'Et si j'avais tort?' En appeler à la foi ou à l'appartenance au groupe n'est jamais toléré. Imaginez la réception qui attendrait un scientifique s'il essayait de prétendre que d'autres ne pouvaient pas répéter ses résultats parce qu'ils ne partageaient pas la croyance des personnes de son laboratoire! Et, pour en revenir à mon point principal, c'est la bonté de cette tradition de la raison et de l'exploration ouverte du monde que je remercie d'être en vie aujourd'hui.

Mais, cela étant, que dire à ceux de mes amis religieux (et oui, j'ai pas mal d'amis religieux) qui on eu le courage et l'honnêteté de me dire qu'ils avaient prié pour moi? Je leur ai volontiers pardonné, car il y a peu de circonstances plus frustrantes que de ne pas pouvoir aider une personne qu'on aime, directement ou indirectement. J'avoue avoir regretté de ne pas pouvoir prier (sincèrement) pour mes amis ou ma famille lorsqu'ils avaient besoin d'aide, et je comprends ce besoin, même si j'en reconnais clairement l'inutilité. Je traduis les remarques de mes amis assez librement en une version ou l'autre de ce que mes amis sans religion me disent: "J'ai pensé à toi et espéré de tout mon cœur [une autre chose que l'on fait pour soi, inefficace mais irrésistible] que tu te sortirais de là sans problème." Le fait que ces chers amis aient pensé à moi ainsi, et aient fait l'effort de me le dire, est en soi, sans nul besoin d'apport surnaturel, un magnifique tonique. Ces messages de ma famille et de mes amis du monde entier m'ont, dans mon cas littéralement, chauffé le cœur, et je suis reconnaissant pour le boost à mon moral (à des niveaux carrément maniques j'en ai bien peur) qui en a résulté. Mais je ne plaisante pas quand je dis qu'il m'a fallu pardonner aux amis qui m'ont dit qu'ils priaient pour moi. J'ai résisté à la tentation de répondre "Merci, j'apprécie beaucoup, mais avez-vous aussi sacrifié une chèvre?" Je ressens à ce sujet la même chose que je ressentirais si l'un d'entre eux m'avais dis "Je viens de payer un médecin vaudou pour jeter un sort pour ta santé." Quel crédule gaspillage d'argent qui aurait pu servir à des projets plus importants! Ne vous attendez pas à ma gratitude, ou même à mon indifférence. Oui, j'apprécie l'affection et la générosité d'esprit qui vous a motivés, mais j'aimerais beaucoup que vous ayez trouvé une manière plus raisonnable de l'exprimer.

Mais ne suis-je pas terriblement dur? Certainement que ça ne fait aucun mal au monde si ceux qui peuvent le faire sincèrement prient pour moi? Non, en fait je ne suis pas du tout sûr de cela. D'abord, s'ils voulaient vraiment faire une chose utile, ils pourraient consacrer le temps et l'énergie qu'ils mettent à prier pour un projet urgent pour lequel ils peuvent quelque chose. Ensuite, nous avons maintenant des fondements solides (par exemple l'étude de Benson publiée récemment à Harvard) pour penser que la prière d'intercession ne fonctionne tout simplement pas. Toute personne dont la pratique méprise ces données fragilise subtilement le respect pour cette même bonté que je remercie ici. Si vous insistez pour garder en vie le mythe de l'efficacité de la prière, vous devez au reste d'entre nous une justification contre les données existantes. D'ici à ce que vous en ayez une, je vous excuserai de prendre plaisir à vos traditions; je sais à quel point les traditions peuvent être un réconfort. Mais je veux que vous reconnaissiez que ce que vous faites est, au mieux, moralement problématique. Si vous êtes capable même de contempler l'idée de faire un procès à un médecin qui ferait une erreur en vous traitant, ou à une compagnie pharmaceutique qui n'aurait pas conduit tous les tests contrôlés requis avant de vous vendre un médicament qui vous aurait causé un dommage, vous devez admettre que vous adhérez aux standards élevés de vérification rationnelle auquel le monde médical se tient lui-même, que vous continuez d'accepter une pratique pour laquelle il n'y a aucune justification rationnelle connue du tout, et que vous considérez faire ainsi une contribution. (Essayez d'imaginer votre réaction si une compagnie pharmaceutique répondait à votre procès en disant allègrement "Mais nous avons prié beaucoup et sincèrement pour le succès de ce médicament! Vous voulez quoi encore?")

La meilleure chose lorsqu'on dit merci à la bonté à la place de Dieu merci est qu'il y a en fait vraiment de nombreuses manières de repayer sa dette envers la bonté - en s'engageant à en créer davantage, pour le bénéfice de ceux qui nous suivront. La bonté existe sous de nombreuses formes, pas seulement la médecine et la science. Merci à la bonté pour la musique, par exemple, de Randy Newman, qui n'existerait pas pas tous ces magnifiques pianos et studios d'enregistrement, et bien sûr sans les contributions de tous les grands compositeurs de Bach à Wagner à Scott Joplin et les Beatles. Merci à la bonté pour l'eau potable dans nos robinets, la nourriture sur nos tables. Merci à la bonté pour les élections justes, le journalisme véridique. Si vous voulez exprimer votre reconnaissance à la bonté, vous pouvez planter un arbre, nourrir un orphelin, acheter des livres pour les écolières du monde musulman, ou contribuer de mille autres manières pour améliorer la vie sur cette planète, maintenant et dans le futur proche.

Ou bien vous pouvez remercier Dieu - mais l'idée même de repayer Dieu est ridicule. Que pourrait faire un Être omniscient et omnipotent (l'Homme Qui A Déjà Tout) d'un négligeable repayement de votre part? (Qui plus est, selon la tradition chrétienne Dieu a déjà racheté la dette pour toute l'éternité en sacrifiant son propre fils. Essayez de rembourser cette dette!) Oui, je sais, ces thèmes ne doivent pas être compris littéralement; ils sont symboliques. Je l'admets, mais alors l'idée que, en remerciant Dien vous faites véritablement quelque chose d'utile doit aussi être compris de manière symbolique. Je préfère le vrai bien au bien symbolique.

Néanmoins, j'excuse ceux qui prient pour moi. Je les vois comme des scientifiques têtus qui résistent à la preuve que les théories qu'ils n'aiment pas sont vraies, longtemps après qu'une admission gracieuse aurait été la réponse adéquate. Je vous applaudis pour votre loyauté à votre position - mais rappelez-vous: la loyauté à la tradition est insuffisante. Vous devez continuer de vous demander: Et si j'avais tort? Car finalement, je pense que l'on est en droit d'exiger des personnes religieuses qu'elles se tiennent aux même standards moraux que celles qui obéissent aux standards moraux laïques de la science et de la médecine."

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Évidemment, ceux qui connaissent ses écrits savent qu'il est lui-même un exemple sur lequel on pourrait ajouter 'et de la philosophie'. Merci à la bonté pour vous, Mr Dennett. Tiens, d'ailleurs voilà une excellente occasion de relire quelques uns de vos bouquins.

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Ce type est un génie


On entend en général trois sortes de soucis éthiques face à une avancée technologique importante. Ce truc est-il dangereux ? Est-il source d'inégalités sociales supplémentaires ? Est-il déshumanisant ? Là, je pourrais consacrer tout ce message à regarder ce que ces trois soucis signifient, quand ils sont justifiés ou non, tout ça. Mais en fait aujourd'hui je préfère vous montrer un contre-exemple.

Magnifique, le contre-exemple.

Pranav Mistry, un ingénieur indien qui travaile au MIT nous montre dans la video ci-dessus son système d'intégration du monde virtuel et du monde réel. Un truc qui vous remplace un écran d'ordinateur par une feuille de papier, vous aide à faire des courses plus écolo (/moins chères/plus soucieuse du traitement équitable des gens/etc/etc/etc), vous permet de prendre des photos avec vos mains et de les envoyer par email à partir du mur d'un musée. Elles pourraient même servir de système de communication pour les sourds et de lecture pour les aveugles. Ah oui, en plus vous pouvez aussi transférer des données d'une page à votre ordinateur, ou d'un ordinateur à un autre, d'un simple mouvement de la main comme on passe le sel à table. Et le tout à partir du même système, portable bien sûr.

Ces inventions, à part leur immense effet 'wow', sont tout le contraire de nos craintes. Dangereuses? Leur seul risque éventuel, en rendant plus facilement disponible des informations déjà publiques, serait de nous rendre plus prudents sur internet. Pas franchement un gros risque, donc. Déshumanisantes? Comment donc, si l'on complète des handicaps, soutient ce qui nous importe, et nous tire de devant nos écrans pour nous restituer à des biotopes plus, j'oserai ici le mot, naturels ? Sources d'inégalités? Mistry promet à la fin du film de mettre tout ça en open source. Un inventeur génial, qui en plus semble préférer être un héros qu'un milliardaire. Les cyniques parmi vous cherchent sans doute déjà l'erreur. Si vous la trouvez, les commentaires vous sont ouverts...

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Si proches...

C’est au bout du bip que j’ai appris que ma grand-mère était mourante. La personne qui m’appelait n’avait pas réponse à la moitié de mes questions. «Juste une minute, docteur, j’aimerais vous parler de (mon mari, ma mère, mon oncle, mon amie, mon grand-père …)». Ces phrases, nous les avons tous reçues entre deux portes, à la sortie des chambres, des salles de consultation, presque physiquement accompagnées d’une main sur la manche. On nous attrape. On doit bien, parfois. Le quotidien clinique fait trop rarement place à ces discussions. A la dernière question, la plus importante : «Que dois-je faire ?».

A l’époque, je n’ai pas hésité une seconde. J’ai traversé un océan et les plaques tectoniques d’un conflit familial vieux d’une génération pour aller m’occuper d’elle. Une femme de presque cent ans, vivant dans un monde différent de fond en comble, et pourtant si proche. Suffisamment d’autres ont eu ce réflexe pour assurer des soins à domicile. Nous n’avons pas eu à attraper de manches.

Cette réaction – participer à tout prix – varie. Et les institutions de la santé ne l’autorisent pas toujours. Combien le devrions-nous ? Tout le monde hésite. En Suisse, la révision du Code Civil donne un pouvoir décisionnel aux proches d’un patient incapable de discernement, mais prévoit un recours en cas de décision contraire aux intérêts du patient. Comment ne pas l’admettre : le seul but d’une famille n’est pas toujours le bien de la personne malade. Comme médecin, j’ai appris, très informellement, à jauger cette complexité humaine des relations affectives. «Elle a l’air de l’aimer ?», me demandait une cheffe de clinique pour évaluer la demande d’une épouse. Simpliste ? Sans doute. L’humilité est de mise. Mais comment détisser autrement la multitude de rôles d’où les proches peuvent exprimer un souhait ? Dans certaines familles, on ne voudrait à aucun prix être livré, inconscient, aux décisions des autres. On a parfois raison. Du coup, on ne s’étonnera pas que les patients aussi hésitent. Et pas uniquement par crainte ; par sollicitude aussi. On hésite à faire peser une responsabilité sur les personnes que l’on aime. Difficile, parfois, d’accepter qu’on s’occupe de soi.

Dans ce terrain difficile, il faut saluer le courage des auteurs de deux études récentes conduites dans des circonstances où, souvent, la voix du patient ne pourra être portée que par des directives anticipées, ou par les récits de sa famille. En Norvège, les proches de personnes décédées en EMS ont dit aux chercheurs l’ambivalence de leur situation, le manque d’information, mais aussi la difficulté à comprendre leurs propres motivations en participant aux décisions. A Genève, les personnes ayant été hospitalisées aux soins intensifs seraient souvent d’accord de déléguer la décision de participer à la recherche à un proche. Une solution que la loi actuelle ne permet pas, mais qui mériterait d’être creusée… Ces études valent la lecture. Au fil des résultats, on y voit se dessiner le difficile équilibre de ce que l’on a appelé l’autonomie relationnelle. Les patients norvégiens étaient souvent faussement identifiés comme incapables de discernement par les soignants ; leurs proches voyaient mieux leur lucidité, mais n’en tenaient pas toujours compte. Les patients genevois ont surpris les chercheurs en étant parfois d’accord de déléguer leur décision à un proche même dans le cas où ils seraient capables de décider eux-mêmes. Qui va tenir le fil d’une histoire personnelle dans la maladie ; à qui confier cela ; à qui demander cela. Délicat partage, qui ne va pas de soi.

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Lire les émotions dans le cerveau

'Faites en sorte, en construisant une théorie morale ou en projetant un idéal moral, que le caractère, la méthode de décision, et l'action prescrites soient possibles, ou perçues comme telles, pour des êtres comme nous.' ('principe de réalisme psychologique minimal', Owen Flanagan, 1991)

Vouloir séparer l'éthique de ce que l'on appelle en général 'la nature humaine', est illusoire. Et du coup cela pose une série de questions très intéressantes. Ces questions, les neurosciences se les posent de plus en plus concernant, justement, notre raisonnement moral.

Le cycle de conférences 'L'éthique, c'est tout naturel', organisé par le Centre de bioéthique et sciences humaines en médecine de Genève, se poursuit autour de cette interface entre ce que l'on apprend dans les neurosciences sur comment des être comme nous raisonnent, vivent des émotions, expriment des jugements moraux, et ce que peuvent en dire des philosophes sur un éventuel impact en philosophie morale et politique.

La prochaine conférence, c'est le 18 novembre. Elle sera intitulée 'Lire les émotions dans le cerveau', et sera donnée par le Professeur Patrik Vuilleumier. Coup d'envoi à 18h30 au Centre médical universitaire. Venez nombreux!

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Ma santé, ta santé

La santé, affaire collective ou affaire privée? Les maladies infectieuses nous montrent à quel point cette question est simpliste. Vouloir protéger sa santé tout seul est illusoire. Et pas seulement durant les épidémies. En Suisse, la discussion sur les soignants qui refusent de se faire vacciner montre à quel point cette question est difficile. Aux États-Unis, le passage de la réforme d'Obama devant le congrès (avec à peine 2 voix de marge) a sans doute dû quelque chose à l'arrivée, justement cette année, de la grippe H1N1.

Personnelle ou collective, la grippe? On en parle évidemment beaucoup autour de la question de la vaccination. Car oui, s'agissant de maladies infectieuses contre lesquelles un vaccin existe, le choix de les attraper (ou du moins d'en prendre le risque, c'est normalement cela qu'on veut dire), est individuel. Mais en même temps il ne l'est pas entièrement. Car, malade, on est également contagieux. Alors oui, la grippe ce n'est pas aussi grave que la variole. Du moins pas pour tout le monde. Mais c'est suffisamment grave pour certaines personnes pour que l'argument individuel ne soit pas tout seul à bords. Si l'on vit, ou travaille, dans l'entourage de personnes particulièrement à risque, mettre son choix individuel devant leur sécurité, et de surcroit sans leur donner leur mot à dire, et bien cela peut être difficile à justifier. L'OFSP a mis en ligne un test ici pour savoir si c'est le cas ou non. Cela ne concerne pas tout le monde: si on n'a personne de tel dans son entourage, effectivement il n'y a aucun problème. Mais cela concerne bien sûr les soignants.

Même pour les soignants, cela dit, cela ne concerne pas que la vaccination. L'enjeu ici est leur responsabilité professionnelle de protéger les personnes malades, et vulnérables à la grippe. Si la vaccination était la seule manière de faire ça, alors oui, il serait irresponsable de leur part d'accepter de continuer à travailler avec ces personnes sans être vaccinés. Dès lors que d'autres moyens existent, cela dit, la donne change. A Genève, on leur offre comme alternative le port du masque. Une autre manière de prendre au sérieux leur responsabilités, et de rassurer au passage les personnes dont ils s'occupent durant l'épidémie. Stigmatisant? J'ai donné récemment à ce sujet une présentation que les personnes intéressées trouveront ici. La version courte: le port du masque n'est pas plus stigmatisant que le T-shirt arboré par Mandela pour combattre la stigmatisation des victimes du VIH. C'est un signe visible, oui, mais qui ne signale pas l'opprobre. Puisqu'il vise à protéger les malades, ce serait même plutôt le signe d'un comportement admirable...

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Le coeur d'un autre

Comme ce blog est lu par des personnes qui peuvent être intéressées, et que certaines (certaines!) ne vivent pas trop loin, je continue de vous annoncer les colloques de l'Institut d'éthique biomédicale où je travaille. Le prochain aura lieu le lundi 9 novembre, et il sera question des questions philosophiques de l'identité confrontées à la greffe d'organes.

Faire vivre un autre grâce à une part de soi qui nous survit, peut-être que ça dépasse l'entendement. Vivre grâce à cet organe, grâce à une part d'une autre personne qui lui survit en nous, sans doute aussi...Intrus, miracle, objet dans un très beau film de la poursuite de l'amour maternel, dans un autre des soucis inachevés du donneur, un organe greffé, confié, n'est pas tout à fait une partie du corps comme une autre.

Ce colloque offrira un exemple de ce que la réalité de la médecine peut offrir à la philosophie. Ça aura lieu le lundi 9 octobre 2009, de 12h30 à 13h45. C'est aux Hôpitaux Universitaires de Genève, c'est-à-dire ici. Montez au 6e étage, c'est la salle 6-758 (6ème étage Bât. Principal – Médecine Interne - Bibliothèque).

L'orateur sera:

Simone Romagnoli, philosophe

Il donnera une conférence intitulée:

"Enjeux identitaires dans la greffe d'organes: le philosophe face à la réalité"

Voici le résumé qu'il a donné:

Le concept d’identité personnelle occupe une place de choix dans la tradition philosophique occidentale et tout particulièrement dans les débats contemporains. À l’intérieur de ces débats, le thème de la greffe d’organes – notamment la transplantation hypothétique de cerveau – est utilisé pour défendre ou critiquer une certaine conception de l’identité personnelle. La question qui sera abordée dans le cadre de ce colloque concerne l’impossibilité pour ces conceptions philosophiques de répondre aux défis soulevés par la transplantation réelle d’organes. Devrions-nous adopter un nouveau concept?

Cette conférence est ouverte à toute personne intéressée. Vous en êtes? Alors à tout bientôt!

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