Les dix plus grands enjeux moraux d'aujourd'hui?
Voici la liste:
1) Devrions-nous donner des droits aux animaux non-humains? Le commentaire: c'est compliqué, il y a différentes sortes de droits et ils ont une pertinence variable pour différentes espèces. Quels droits pour quels animaux?
2) Devrions-nous éditer le génôme de nos enfants? Si nous parvenions à le faire sans effets secondaires directs, il serait sans doute acceptable de le faire pour leur épargner des maladies sévères que nous traiterions sans hésiter après leur naissance. Dès que l'on va plus loin, dès que l'on s'éloigne de la thérapie pour aller vers des modifications qui s'apparentent davantage à de l'amélioration, cela devient nettement plus difficile. Par exemple, éditer le génome pourrait conduire à la disparition de certaines manières d'être humain. Un enjeu qui revient dans la question suivante:
3) Devrions-nous rendre tout le monde "normal"? Être conforme pourrait-être plus sûr, pour soi-même et pour les autres. Et nous avons des moyens de plus en plus puissants pour nous rendre plus conformes aux autres. Tentant? Non? Effectivement, cette perspective a aussi un côté terrifiant. Sur le plan individuel c'est clair. Et sur le plan collectif, en fait aussi: il n'est pas sûr que la conformité soit si bonne que ça pour nos groupes non plus. Une conférence intéressante à ce sujet, d'ailleurs, qui tourne autour de la non-conformité mentale qu'est le trouble du spectre autistique.
4) Devrions-nous abandonner la confidentialité en ligne? Ceux qui acceptent de sacrifier leur liberté pour la sécurité disait Franklin ne mérite ni l'une ni l'autre. Combien d'intrusion dans notre vie privée sommes-nous d'accord d'accepter aujourd'hui, et par qui?
5) Devrions-nous donner à des robots la possibilité de tuer? Cela semble absurde à première vue, si l'on a grandi au milieu de romans de science-fiction où des robots tueurs étaient une menace. Cependant, il arrive que nous soyons amenés à tuer: en guerre, ou dans les pays où la peine de mort est légale. Des robots pourraient être en mesure de le faire de manière mieux ciblée (insérer ici: moins de victimes civiles) ou plus équitable (moins d'innocents condamnés à mort). Deux objections à cela évidemment. Pour trouver qu'un robot qui tue de manière plus parcimonieuse est une bonne chose, il faut commencer par accepter la légitimité de tuer dans ces cas. Si on ne l'accepte pas, alors ce robot est une idée absurde, complice, immorale. La deuxième objection est qu'il est problématique de donner la possibilité de tuer à une entité qui n'est pas équipée d'un système moral. Pour le moment, donc, le consensus est assez clair: ce sera non.
6) Devrions-nous relâcher des formes de vie synthétiques dans la nature? Elles pourraient faire partie de la solution à de nombreux problèmes, capturer du CO2 et limiter le changement climatique, pousser dans des régions arides. Elles pourraient aussi avoir des effets difficiles à prédire sur les écosystèmes. Difficiles, OK, mais peut-être pas impossible cela dit. Si les risques sont prévisibles, peut-être qu'un jour ces organismes seront notre meilleur espoir pour des problèmes planétaires? Peut-être même que, si nous avons tort et que des super-plantes envahissent la planète, elles la préserveront mieux que nous...
7) Devrions-nous agir intentionnellement sur le climat? Nous avons déjà agi sur le climat inintentionnellement en sortant les hydrocarbures du sous-sol pour en libérer les produits dans l'atmosphère. Devrions-nous le refaire, exprès cette fois, pour limiter les effet de nos actes passés sur le climat? Pour répondre à cette question, il faudrait prendre en compte que ces techniques ne marcheront peut-être pas, auront peut-être des effet secondaires, auront des impacts différents sur différentes régions du globe. Il faudrait aussi prendre en compte que les seules alternatives sont d'éliminer notre utilisation des énergies fossiles complètement d'ici à 2070, ou de vivre dans un monde qui n'aura plus rien à voir avec celui dans lequel notre espèce s'est adaptée, ou de trouver un monde alternatif. Mince, une question que pessimiste celle-là.
8) Devrions-nous imposer un contrôle du nombre de personnes dans le monde? En contrôlant les naissances, par exemple? Sur le plan écologique, il pourrait être raisonnable de le faire. Pas tant dans les pays pauvres, car même si les naissances y demeures plus nombreuses que dans les pays riches, l'impact écologique de chaque personne y est nettement plus bas. Limiter les naissances dans les pays riches, par contre, pourrait être très utile. Historiquement, on doit cependant constater que ce genre de politique a presque toujours favorisé des abus de pouvoir, parfois violents. En plus, on considère déjà maintenant trop souvent que le nombre de naissances est une responsabilité des femmes: si le nombre d'enfant devient un enjeu moral ce serait encore une raison, donc, de blâmer les femmes abusivement et ça aussi c'est un problème. Les inconvénients seraient-ils plus grands que les avantages? Ou bien peut-être est-ce la longévité qu'il faudrait limiter, ou du moins cesser de vouloir prolonger davantage? On voit bien les problèmes que cela pourrait poser.
9) Devrions-nous coloniser d'autres planètes? Nous découvrons des exoplanètes, certes lointaines, mais la possibilité de les coloniser ne restera pas nécessairement entièrement théorique. Et si de la vie existait ailleurs? Aurions-nous le droit de la perturber, voir de la détruire? Selon la plus forte probabilité, il s'agirait de microbes. Sur terre, nous détruisons les microbes sans états d'âmes. Si nous détruisions des microbes ailleurs pour permettre aux humains d'y vivre avec un écosystème terrestre, aurions nous plus détruit ou plus créé? Les auteurs concluent que coloniser l'univers pourrait aussi poser problème si, après ne pas avoir préservé la terre, nous ne préservions pas non plus les mondes suivants où vivraient, peut-être, nos descendants. Devrions-nous donc renoncer pour des raisons de conservation galactique?
10) Devrions-nous arrêter de faire la science? La recherche scientifique nous apporte d'immenses avantages. Elle nous apporte aussi des risques, et des inconvénients. Des progrès scientifiques sont par exemple à l'origine de l'énorme croissance de la population mondiale et du changement climatique. Les avantages sont-ils suffisants pour accepter les risques et les inconvénients? Peut-être avons-nous eu de la chance jusqu'à présent, et qu'il serait prudent de s'arrêter pendant que nos gains sont plus importants que nos pertes. Mais peut-être que, justement, une grande partie de nos difficultés actuelles montrent que nous avons besoin d'apprendre plus de choses, de trouver de nouvelles solutions, et d'apprendre comment mieux appliquer celles que nous avons.
Ces questions sont difficiles. Mais bien sûr il est impossible de s'arrêter à ce constat pour simplement ne pas y répondre. D'une manière ou d'une autre, nous y répondons en permanence par une foule de choix que nous faisons, individuellement et collectivement. Comment, donc, améliorer nos choix et être confiants que l'amélioration en est vraiment une ? Vaste question que celle-là aussi.
Finalement: ces questions sont-elles les bonnes? Ce n'est certainement pas une liste complète des enjeux moraux de notre temps, ni un ordre objectif de leur importance. Quelles questions ajouteriez-vous dans la liste? Lesquelles enlèveriez-vous?
Les animaux et les plantes sont-ils au service de nos besoins?
La réponse à cette question dépend beaucoup de ce que l’on veut dire par "au service de nos besoins".
Si l’on comprend ce terme de la manière la plus littérale possible, et que l’on observe ce dont nous avons besoin, alors on se rend très vite compte que nous ne pourrions pas survivre sans les plantes et les autres animaux. Sans les autres organismes vivants, pas d’oxygène ni de nourriture d’aucune sorte. Nous dépendons d’eux pour notre survie. Un grand nombre d’entre eux sont donc, très concrètement, en train de répondre à nos besoins en permanence. Dans ce sens, oui, ils sont au service de nos besoins.
Mais c’est peut-être une autre question qui vous intéresse, en fait. "Les animaux et les plantes sont-ils au service de nos besoins?", cela peut aussi vouloir dire "Pouvons-nous utiliser les animaux et les plantes comme bon nous semble?". Sur cette question, les avis divergent nettement davantage.
Il y a, en simplifiant un peu, trois catégories de réponse à cette question. Selon une première approche, dite "anthropocentriste" ou "centrée sur l’être humain", seuls les humains peuvent être directement concernés par des valeurs morales. Les autres animaux et les plantes n’ont aucun droits, et n’ont donc ici qu’une importance secondaire. Lorsque les utiliser sert nos besoins, nous pouvons en faire usage. Il y a des limites à cet usage, bien sûr, mais ces limites sont, elles aussi, centrées sur des intérêts humains. Par exemple, on considérera qu’être cruel envers les animaux non humains est mal, parce que cela risque de nous habituer à la cruauté aussi envers les êtres humains. On considérera également qu’épuiser les ressources naturelles d’un écosystème est mal, mais c’est parce que c’est contraire aux intérêts humains que de le faire.
Selon une deuxième approche, dite "biocentriste" ou "centrée sur la vie", les animaux non humains et les plantes ont une valeur indépendante de nous et équivalente à la nôtre. Ils ne sont pas à notre service; nous ne pouvons pas en faire l’usage que nous choisissons, et nous devons respecter leurs propres besoins. Si nous décidons néanmoins de les utiliser pour notre intérêt sans tenir compte du leur, cette approche considère que c’est de l’exploitation ou même de l’esclavage. Certains défenseurs des droits des animaux utilisent d’ailleurs explicitement ces termes. Il est important de noter que, même dans cette approche, les animaux et les plantes nous rendent quand même des services. Nous continuons de respirer de l’oxygène et de manger. Il est cependant interdit de les asservir. Nous ne pouvons pas sacrifier leurs intérêts au nôtre.
Entre ces deux positions un peu extrêmes, il y aurait une troisième catégorie pour les approches qui tenteraient de concilier et d’équilibrer les intérêts humains et les intérêts des autres animaux et des plantes. Par exemple, on peut considérer que l’élevage et l’agriculture, qui favorisent clairement des intérêts humains, favorisent aussi certains intérêts des espèces qui en font l’objet. Le maïs, diffusé dans le monde entier après l’invasion des Amériques, a permis d’améliorer la vie de populations entières. Mais on peut aussi considérer qu’en fait c’est le maïs qui a conquis la planète en se servant de nous. Plutôt que de se demander s’il faut donner la priorité aux intérêts humains ou aux intérêts d’autres êtres vivants, on peut rechercher un rapport de réciprocité où les besoins des uns et des autres seraient mutuellement servis. Il n’est pas impossible que les débuts de l’agriculture et de l’élevage aient ainsi reposé sur une forme de contrat tacite pour une aide mutuelle. Les conditions de vie des animaux d’élevage peuvent être meilleures que les conditions à l’état sauvage: les éleveurs nourrissent les animaux, favorisent leur reproduction et les protègent contre les (autres) prédateurs. Les intérêts des êtres humains et ceux des autres animaux ne sont donc pas obligatoirement en opposition.
Pourtant, si l’on considère les conditions qui ont majoritairement cours dans l’élevage aujourd’hui, on est obligés de constater (et c’est peu dire) que nous ne respectons pas entièrement notre part de ce contrat. Sur le plan de la reproduction, la plupart des animaux d’élevage se portent plutôt bien. Sur le plan de la qualité de leur vie, c’est toute une autre histoire.
"Pouvons-nous continuer de voir certains de nos besoins remplis par les plantes et les autres animaux?" Oui, bien sûr, nous n’avons d’ailleurs pas d’autre choix. "Pouvons-nous utiliser les autres animaux et les plantes comme bon nous semble, sans tenir compte de leurs besoins à eux?" Même si cette question est plus controversée, de plus en plus de personnes répondraient que non. "Comment mieux équilibrer les besoins des humains et ceux d’autres êtres vivants?" Nous ne connaissons pas entièrement la réponse à cette question, mais nous savons qu’elle est importante.
Une histoire dans laquelle vivre
Et comment se débrouillait-il à la maison ? Silence. Après deux mois d’hospitalisation et trois transferts, on avait oublié cette question. Nous racontons en permanence nos patients à nos collègues. Nous racontons leurs maladies, nos raisonnements, nos traitements, leurs réactions. Nous racontons beaucoup plus rarement qui ils sont et il arrive qu’on ne le sache plus. Cette scène est tirée de ces consultations d’éthique où personne n’est là pour raconter l’histoire d’un malade et où l’on ne sait plus comment le soigner au mieux, parce qu’on ne sait plus qui il est.
Ce lien entre le récit et l’identité est loin d’être anodin. Nous nous racontons, très littéralement, notre vie. Ces récits nous constituent. La philosophe Hilde Lindemann va plus loin. Notre identité personnelle serait constituée de la pratique constante par laquelle nous tenons dans notre conscience, les uns pour les autres, des parts de notre histoire. Notre identité est narrative : nous nous la racontons plutôt que de la comprendre. Nos proches, eux aussi, se racontent qui nous sommes : ils maintiennent ainsi une part de notre identité dans un processus qui commence avant la naissance et se poursuit après la mort. Nous vivons dans nos histoires, et c’est comme vivre dans un chantier perpétuel où chacun met en permanence la main à l’ouvrage.
Être SDF de ce domicile-là est une souffrance toute particulière. La maladie peut nous en priver, en faisant parfois complètement dérailler le récit. Cela peut faire partie de notre travail d’aider les personnes malades à retrouver une histoire dans laquelle vivre.(2) Lorsque nous disons que ça n’a plus de sens cela veut souvent dire qu’il n’est plus possible de trouver une histoire dans laquelle il soit possible d’habiter.
Alors que la maladie fragilise nos récits, il arrive malheureusement que le système de santé n’aide pas. Dans les services d’urgences, nous ôtons aux personnes les signes extérieurs de leur identité pour les mettre en « uniforme de patients ». Lorsqu’elles nous racontent leur biographie, nous nous hâtons d’en venir à leurs symptômes. Lorsqu’elles se confient à nous, nous transmettons avec un soin moléculaire et presque affectueux tous les détails cliniques, mais souvent rien d’autre. Pourquoi tant de patients vivent-ils la maladie comme dépersonnalisante, alors que tant de professionnels sont bienveillants, éduqués, formés à la relation ? En nous succédant devant eux et en gardant notre attention sur autre chose que leur histoire, nous ne contribuons pas à maintenir leur identité et parfois nous allons jusqu’à l’endommager.
Cette erreur est profonde et elle est souvent due à une méconnaissance. Considérer nos patients comme des personnes à part entière est une évidence. Il est moins évident que ce besoin puisse inclure celui de recevoir une aide active pour tenir en main sa biographie, face à la menace identitaire que peut constituer la maladie. C’est un chapitre où les progrès individuels sont là, mais où la complexité croissante des structures de la santé dresse aussi des obstacles plus grands que par le passé. Nous faisons mieux qu’avant, mais nous devrons faire mieux encore.
Listes noires sur liste noire
Oui, nous sommes un pays riche. Mais nous sommes aussi un pays où l'on meurt faute de moyens. De moyens individuels du moins. Et cela vient d'arriver à nouveau.
Un patient assuré, ou censé être assuré, dans le canton des Grisons, avait été inscrit sur la liste des mauvais payeurs. Les fameuses "listes noires". Primes impayées, dettes: il s'en trouvait réduit à la couverture des soins "urgents" par son assurance maladie. On ne retire pas tous les soins. L'accès à l'aide d'urgence demeure garanti. Sans doute cela semble-t-il permettre d'éviter de laisser des personnes sans aide essentielle. Sauf que cela ne suffit pas. Dans le cas de ce patient, lorsqu'un SIDA se déclare, il se voit refuser le traitement de cette maladie, aujourd'hui pourtant parfaitement contrôlable. Pas assez urgent lui dit-on. Lorsque son cas devient suffisamment aigu pour "mériter" d'être pris en charge, il est trop tard. Il décédera.
Si l'on se demande ce qui est rageant dans cette histoire, il y a plusieurs couches.
Mourir d'une maladie traitable dans un pays riche, bien sûr cela choque à juste titre. Ce n'est en plus pas seulement l'assurance du patient qui lui a refusé l'accès aux soins, c'est l'ensemble du système de santé. En théorie du moins, d'autres auraient pu lui fournir les médicaments.
Il y a bien sûr aussi la mise en priorité de la santé financière sur l'existence humaine. Un problème récurrent, celui-là. Chaque fois que cela arrive, c'est la même contradiction entre les convictions que nous proclamons et les actes que nous posons.
Pour aggraver encore la chose, tout cela se fait au nom d'une pratique, celle de la mise en liste noire, qui est critiquée non seulement sur sous l'angle éthique mais même sous l'angle économique. Il semblerait que mettre en liste noire les mauvais payeurs de primes ne permette même pas d'économiser d'argent.
En d'autres termes, tout ça pour ça. Espérons que cette histoire fera au moins revoir la pratique des listes noires. Dans les Grisons, la fin du système est désormais annoncée. Ailleurs ce n'est cependant pas sûr du tout. Un dossier à suivre, donc.
Mes collègues: Assistance au suicide en situation non terminale
Cette question nous divise comme citoyens. Elle divise aussi le corps médical. L'Académie Suisse des Sciences Médicales a récemment mis en consultation une directive qui autoriserait l'entrée en matière dès lors que "Les symptômes de la maladie et/ou les limitations des fonctions du patient lui causent une souffrance insupportable", et à condition (entre autres) que "Des options thérapeutiques indiquées du point de vue médical ainsi que d'autres aides et soutiens ont été recherchés et ont échoué ou sont considérés comme inacceptables par le patient". Le patient n'aurait donc pas besoin d'être dans un état laissant penser que sa mort est proche. La FMH a récemment annoncé son opposition à cette possibilité. Des médecins se sont cela dit aussi exprimés en faveur de cette solution et regrettent parfois même que l'ASSM ne soit pas allée plus loin.
Hans Stalder, qui écrit dans le Bulletin des Médecins Suisses, commente ainsi un cas imaginé:
Mon patient de 80 ans est fatigué de vivre. Sa femme étant décédée, ses enfants quasi absents, il refuse d’aller dans un EMS. Je lui réponds que selon la déontologie médicale actuelle, je ne puis l’aider que si son décès est proche, mais que selon les nouvelles directives [2], je devrais m’assurer que ses souffrances sont insupportables, en cas de doute appeler un spécialiste pour évaluer sa capacité de discernement et consulter une tierce personne pour confirmer que son désir de mourir est mûrement réfléchi. Mon patient me répond: «Pourquoi toutes ces conditions? Vous me connaissez de longue date et j’ai pleine confiance en vous.»
...
Qui décide que les souffrances sont insupportables? N’est-ce pas une attitude patriarcale d’en faire une décision médicale visant plutôt à rassurer le médecin qu’à aider le patient? De plus ces directives risquent de prolonger la souffrance inutilement, surtout en cas d’issue fatale proche, car elles exigent même pour le médecin de famille connaissant bien son patient, que la capacité de discernement soit évaluée en cas de doute par un spécialiste et que le désir de mort soit durable et confirmé après des entretiens répétés et par une tierce personne.
Francis Thévoz lui répond ici que Les chiffres de la croissance importante des inscriptions à Exit et celle des aides en fin de vie révèlent un changement profond de l’opinion publique devant la souffrance et les douleurs qui précèdent une mort que les médecins annoncent tout en refusant d’aider à mourir. Personnellement, je comprends bien cette attitude médicale, mais c’est votre patientèle qui ne la comprend pas! Et le risque d’une réglementation existe qui pourrait ignorer et la volonté du malade, et celle du médecin de proximité.
La FMH a raison, c'est clair: l'évaluation d'une "souffrance insupportable" posera effectivement des difficultés aux médecins. Cela ne signifie pas forcément, pourtant, que l'exercice doive être interdit aux médecins qui l'accepteraient. Une vraie question, donc.
Et vous, qu'en pensez-vous?
Responsabilité pour la maladie
Les malades qui ne prennent pas leur traitement correctement génèrent des surcoûts, nous devrions les sanctionner. L’exemple est tiré de la presse récente. Mais en réalité, ce genre de proposition est récurrent. Infliger des malus (ou des bonus) selon que l’on adopte un comportement bon ou mauvais pour la santé est dans l’air du temps. Certains pays plus totalitaires que le nôtre, comme la Hongrie, avaient décidé de réserver les médicaments les plus efficaces aux patients les mieux disciplinés. Plus près de nous, on avait il y a quelques années discuté de réserver l’accès aux antiviraux onéreux visant l’hépatite C aux seuls patients qui seraient «innocents» de leur maladie.
Si la responsabilisation est ainsi à l’ordre du jour, ce n’est pas étonnant. L’idée de la responsabilité personnelle, du mérite individuel, est un des mythes de notre culture. C’est une des fables que notre société se raconte. Un récit organisateur dont le but est de nous aider à comprendre le monde et à le justifier. Dans ce récit, notre situation professionnelle et personnelle, notre fortune, notre revenu, notre bonheur même et bien sûr notre santé dépendent principalement de notre mérite. Dans ce récit, nos efforts sont les piliers principaux de tous nos succès, et nos échecs signalent de manière infaillible autant d’occasions où nous n’avons pas donné le meilleur de nous-mêmes.
Ce discours est très présent quand on touche à notre santé. Une des raisons est qu’il comporte une part de vérité. A mesure que les maladies les plus prévalentes sont liées au mode de vie, nous pouvons effectivement faire quelque chose pour notre santé. C’est une bonne nouvelle. Les messages de santé publique peuvent être utiles.
L’ennui, c’est que le récit selon lequel nous serions dès lors pleinement responsables de notre santé est, lui, une fable. Notre capacité à vivre de manière saine est fortement influencée par toute une foule de paramètres qui, eux, échappent à notre contrôle. Si vous avez grandi à une période où la publicité pour le tabac auprès des jeunes était moins bien réglementée, vous aurez peut-être du mal à redevenir aujourd’hui libre d’un produit addictif. Si votre journée de travail est longue, vous serez peut-être trop sédentaire à votre place de travail. Si vous avez du mal à boucler vos fins de mois, votre quote-part pour ce médicament vous poussera peut-être à remettre son achat au mois prochain. Selon le temps et l’argent à disposition, la qualité de votre alimentation s’en ressentira peut-être aussi. Le degré de contrôle sur notre propre vie est en fait directement associé à la santé, et il n’est pas réparti de manière égale.
La responsabilité pour la santé n’est pas inexistante, donc. On peut tabler sur elle. En revanche, comment, dans ces conditions, vouloir sanctionner les «mauvais malades»? En établissant la part de responsabilité personnelle et en reconnaissant des circonstances atténuantes? Devant quel tribunal et selon quelles règles? Y aura-t-on droit à la présomption d’innocence, à un avocat (ou un médecin peut-être) pour assurer notre défense? Lorsque le dossier médical devient un casier judiciaire, on a tendance à oublier que la justice vient, elle aussi, avec ses règles de l’art.
La signature du délit
Les faits remontent à plusieurs années. En terminant une transplantation hépatique, un chirurgien anglais appose sa signature à l’argon sur le foie qu'il vient d'implanter. Aucune réaction négative n'est rapportée sur le moment. L'histoire se poursuit plusieurs années plus tard. Une défaillance de l'organe, dont on précisera qu'elle n'a aucun lien avec la signature, occasionne une nouvelle intervention par un opérateur différent. Celui-ci, trouvant une cicatrice aux initiales de son collègue, le dénonce. Les réactions sont contrastées. Certains sont viscéralement choqués. D'autres trouvent l'accusation, puis la condamnation, du chirurgien complètement absurdes.
C’est là un des aspects les plus intéressants de cette histoire : elle nous renvoie à nos perceptions différentes de ce qui fait qu’un acte est répréhensible. Qu’en est-il ? Dans la table des matières de l’éthique, quels sont les maux applicables à cette situation ?
Premier mal possible : induire –ou ne pas empêcher- de mauvaises conséquences. Ici, cet aspect commence par être absent. Le geste lui-même n’occasionne pas de saignements, pas de risque ni de souffrance supplémentaire. La seule conséquence négative pour la patiente est en fait la souffrance psychologique qu’elle aura pu ressentir en l’apprenant. Ce tort, cependant, aura été infligé au moins en partie par le dénonciateur.
Deuxième mal possible : l’objectification. Le geste du chirurgien semble signaler que la patiente est une chose ; peut-être même sa chose. Le problème serait ici un message trompeur et déshumanisant. Même après le geste, pourtant, ni le chirurgien, ni l’équipe du bloc, ni personne en fait ne remet en question le statut moral de la patiente. Les commentaires prennent cependant ce type de tort au sérieux. Est-ce la patiente que le chirurgien a signée, ou bien est-ce l’organe ? L’organe fait-il « déjà » partie de la patiente ou était-il dans une sorte d’état intermédiaire entre une chose véritable et un organe intégré à un nouvel organisme ? Est-ce un objet ? Peut-être est-ce l’opération que le chirurgien a signée et non l’organe? Les commentateurs se perdent dans des distinctions un peu byzantines, parce que la frontière passe ici entre un geste qui objectifierait la patiente elle-même, et un geste qui ne la viserait pas directement. C’est une question de respect de la personne en tant que telle.
Dans la troisième version du mal, ce n’est pas le geste lui-même qui est inquiétant mais ce qu’il signale sur l’état d’esprit du chirurgien. Un des commentaires mettait en avant la nécessité, pour être capable d’opérer, de distancer la personne entière du corps sur lequel on intervient. Réaliser cela sans tomber dans une dépersonnalisation réelle de la patiente serait un jeu d’équilibre délicat, lors duquel il ne serait pas si surprenant que l’on puisse, à l’occasion, chuter. Ici, c’est une question de caractère. Une question qui en ouvre une autre : quel est, en pareil cas, l’état intérieur le plus souhaitable ? Elle ouvre aussi l’hypothèse d’un quatrième mal : l’absence de considération pour les limites physiques de l’effort du chirurgien. Est-ce finalement l’extrême fatigue que ce geste pourrait dénoter qui poserait problème au fond ?
Ces différentes versions du mal, nous ne les percevons pas tous à hauteur égale. Dans les professions de la santé, la première est souvent au centre. Faire le bien, écarter le mal, viser les meilleures conséquences possibles, voilà une pierre angulaire de la médecine. Au point qu’il arrive que les autres dimensions soient perdues de vue. Ce sont elles qui font ici la différence entre l’indignation envers le chirurgien, et l’indignation envers le verdict.
Les revenus des médecins
Une des différences entre les coûts de la santé des pays riches et ceux des pays pauvres est le revenu des professionnels. Là où il y a plus d'argent, les professionnels de la santé tendent à mieux rémunérés. Ces pays tendent aussi à plus dépenser dans la santé en général. Ils se posent bien sûr aussi des questions sur le montant de la facture, et souvent font des efforts pour en limiter l'ampleur. Du coup, quand des questions de coûts de la santé se posent, elles viennent très souvent avec des questions aussi sur le revenu des professionnels. En ce moment, c'est le cas en Suisse. Plusieurs politiciens attaquent (voir ici et ici), et pas mal de médecins répliquent (voir ici et ici, ainsi qu'ici).
Dans notre pays, ces questions prennent une tournure particulière pour une autre raison. Dans de nombreux pays, le système de santé est financé principalement par l'impôt. Ceux qui ont plus d'argent, dans ces systèmes, sont donc censés payer plus que ceux qui en ont moins. Le fardeau, en d'autres termes, n'est pas censé peser plus lourdement sur les moins bien lotis. En Suisse, ce n'est pas le cas. Le système de santé est financé pour une part importante par les primes d'assurance maladie. Comme elles sont le prix d'une prestation, elles ne varient pas avec le revenu. Par conséquent, le fardeau qu'ellent représentent est "penché". Il pèse plus lourdement sur ce que l'on appelle pudiquement en Suisse les "revenus modestes". Pour agraver le phénomène, une autre part, également importante, du système de santé est financé directement par les coûts-patients. Cette part-là pèse elle aussi plus lourdement sur les moins bien lotis. D'abord parce que l'on ne la paie que si on est malade. Ensuite parce que les sommes concernées pèseront plus lourd sur un petit que sur un gros budget. Ensuite parce que si vous êtes pauvre il est très probable que vous aurez dû choisir une franchise élevée pour abaisser vos primes. Si vous êtes riche vous l'aurez peut-être fait aussi, mais là c'est tout différent parce que c'est un choix que vous auriez pu trancher autrement et de toute manière le montant de la franchise ne vous fera pas mal. Si vous êtes pauvre et que vous n'avez pas le choix, c'est autre chose.
En fait, le revenu des médecins a tout pour faire une discussion explosive dans notre pays. L'argent y est un grand tabou, et le revenu encore davantage. La plus grande part du revenu des médecins est issue des primes d'assurance maladie, que tous doivent payer. On a souligné ici la similarité avec l'impôt: l'argent contribué de manière obligatoire par tous, tous ont le droit de savoir où il va. C'est un bon argument. C'est aussi un argument pour que le revenu des médecins n'excèdent pas "ce qui est juste". Mais qu'est-ce qui est juste? Sur cette question, pas de réponse claire. Nos sociétés sont organisées sur l'idée que le revenu juste est celui que le marché "décide". Est-ce le cas dans la médecine? Est-ce que le marché y décide les revenus, et est-ce que le résultat est juste? Comme les patients ne peuvent pas vraiment choisir faute d'information et parfois de temps devant l'urgence, peut-être pas. Et puis, si je suis prête à payer très cher une intervention vitale parce qu'elle est urgente (par exemple m'opérer d'une appendicite), mais nettement moins cher une autre intervention qui me sauvera aussi la vie mais sur le long terme (par exemple une vaccination), est-ce que c'est vraiment juste? Devrait-on payer selon le bien que le patient en retire? Ou bien selon la difficulté de l'acte? Ou selon le temps qu'il faut pour en maitriser la technique? Ou selon la durée du travail qu'il représente? Ou encore simplement pour "être le médecin" du patient, vaille que vaille? Lorsque nous avons des désaccord sur combien payer la médecine, le flou sur cette question se voit.
Finalement, les revenus des médecins ne sont de loin pas tous égaux. En fait, les disparités sont importantes. Le graphique qui ouvre ce billet montre les derniers chiffres accessibles, qui datent d'il y a dix ans. Nous avons des collègues très riches. Ce sont en partie eux qui se défendent ces jours en avançant que la plupart de leurs revenus viennent de l'assurance complémentaire et non de l'assurance de base. Nous avons aussi des collègues qui ont de vrais soucis d'argent. Ce sont en partie eux qui s'indignent de se voir ainsi pointés du doigt pour avoir soi-disant trop gagné. "Qui sont ces médecins qui gagnent un million? Je ne les connais pas!" C'est aussi cela, la réalité médicale. Lorsque l'on parle de rendre la médecine générale plus attractive, on parle entre autres d'argent. Si l'on manque de généralistes, c'est en partie parce qu'il est difficile de choisir une vie sans sécurité financière (et c'est parfois le cas), alors qu'une autre est à portée de main où ce problème serait distant, ou carrément absent. Lorsque l'on cherche à améliorer le revenu des généraliste, cela doit soit impliquer une augmentation des coûts de la santé soit impliquer une diminution des revenus des spécialistes. Et parmi les spécialités aussi, les disparités sont importantes. Certaines ne sont pas vraiment mieux loties que la médecine générale, d'autres clairement oui.
Comment se retrouver dans tout cela, et donner comme le demandent certains un "revenu honnête" pour les médecins?
La question est importante. Il est bon qu'elle soit à nouveau sur la table. Il est normal qu'elle fâche. Si nous voulons l'aborder, il y a des questions difficiles sur la route. Un "revenu juste", c'est quoi? Devrait-il y avoir un revenu minimum, et si oui comment le garantir? Devrait-il y avoir un revenu maximum, du moins pour le travail à charge des contributions du public, et si oui comment garantir cela? Et puis ne l'oublions pas, les revenus des médecins ne sont de loin pas les seuls à être générés par le système de santé à charge des primes et de l'impôt: autres professionnels de la santé, assureurs, administrateurs d'hôpitaux, industrie pharmaceutique et des instruments médicaux, la liste est encore longue et ces questions les concernent en fait tous. Ce n'est donc pas juste un dossier potentiellement explosif qui est abordé ici. C'est toute une pile de dossiers potentiellement explosifs.