Mes collègues: autoriser le DPI
"Certains considèrent que l’embryon marque le début de la vie et qu’il est sacré, quel que soit le nombre de cellules qui le composent. Dès lors, ces personnes refusent l’avortement, qu’il soit effectué sur un embryon ou un fœtus. De même, elles s’opposent au diagnostic effectué sur un embryon en laboratoire avant implantation dans l’utérus (diagnostic préimplantatoire ou DPI). Le plus souvent, leur opposition est totale, peu importe le motif médical qui sous-tend le DPI. Leur position est cohérente: la vie est absolument sacrée.Pour ceux qui n’ont pas ces convictions, il paraît difficile de s’opposer au DPI. Pourtant plusieurs groupes, notamment ceux représentant les intérêts de personnes handicapées, se sont récemment élevés contre le vote du parlement fin 2014 révisant la loi sur la procréation médicalement assistée; il est prévu de lever l’actuelle interdiction totale du DPI et d’autoriser celui-ci notamment pour dépister des trisomies. Leurs critiques se heurtent pourtant aux arguments suivants."
Diagnostic préimplantatoire: questions stratégiques
Pour rappel, sous l'angle technique, le diagnostic préimplantatoire c'est une méthode pouvant être utilisée lors de la fertilisation in vitro, qui permet d'analyser quelques caractéristiques génétiques d'un embryon très précoce, avant de l'implanter...ou non.
Toujours pour rappel, sous l'angle humain, le diagnostic préimplantatoire est une méthode qui permet à des couples frappés lourdement par une maladie génétique grave, à des personnes qui ont parfois déjà perdu un enfant, parfois plusieurs, de donner la vie malgré cela sans devoir à nouveau traverser les mêmes épreuves.
En Suisse, actuellement, ce geste est interdit. Cela pose problème, car une des conséquences est que les couples frappés par une maladie génétique grave et qui souhaite avoir un enfant malgré cela doivent passer par une "grossesse à l'essai". Concevoir un enfant, attendre pour pratiquer un diagnostic prénatal -qui est autorisé- tout en sachant que si la maladie est présente ils avorteront à ce moment et recommenceront.
Le Conseil Fédéral a proposé de légaliser le DPI, ce qui viserait à résoudre ce problème. Il s'est cependant positionné de manière vraiment très prudente. Si prudente, en fait, que le projet proposé aux chambres risquerait de rendre le DPI légal sans le rendre véritablement réalisable en Suisse. Il est par exemple proposé de limiter à huit le nombre d'embryons que l'on pourrait développer à chaque fois pour tester la présence de la maladie et en implanter un qui ne serait pas atteint. Selon les experts, cela aurait pour effet de rendre non rentable la pratique du DPI en Suisse. Les taux de succès ne feront simplement pas le poids par rapport à l'offre disponible à l'étranger. On autoriserait donc, mais virtuellement seulement.
Cette position très prudente a été suivie par le Conseil des Etats. Il a également suivi le Conseil Fédéral sur le projet d'interdire les diagnostics de trisomies. Il l'a encore suivi en acceptant d'interdire l'analyse des embryons pour la compatibilité HLA en cas de maladie d'un frère ou d'une soeur: ce que l'on appelle parfois le 'bébé sauveur'. Il a finalement interdit l'accès au DPI à tous les couples ayant recours à la fertilisation in vitro pour en limiter l'accès aux couples qui savent qu'une maladie héréditaire grave est présente dans leur famille.
Le Conseil national, lui, a vu les choses autrement. Sa proposition est de ne pas limiter dans la loi le nombre d'embryons que l'on pourrait développer. Ce nombre serait ainsi fixé par les limites biologiques (on ne fait pas un nombre infinis d'ovocytes par cycle, même sous stimulation), et par les règles de l'art médical. Il a aussi proposé d'autoriser le diagnostic des trisomies.
Alors maintenant, quoi? De toute manière, le peuple va à la fin devoir voter car il y a un changement constitutionnel à la clé. La discussion se trouve maintenant en résolution des différences, mais à la fin la décision porte sur quel texte soumettre au peuple. Un texte plus prudent, sans doute, aurait de meilleures chances de passer. On aurait ainsi légalisé le DPI, dans un cadre extrêmement strict. Un texte permettant réellement la pratique du DPI, en revanche, ne pourrait pas être aussi restrictif. Le vrai risque n'est donc sans doute pas de se retrouver à la case départ. Le vrai risque, cela pourrait être de proposer la prudence par souci de compromis, pour se retrouver ensuite avec un texte strictement symbolique, qui ne satisferait personne, et qui bloquerait la situation pour au moins une décennie...
On reparle du diagnostic préimplantatoire
Ces précaution, ces limites, au nom de quoi les propose-t-on? Certaines sont entièrement raisonnables. Autoriser le DPI pour dépister une caractéristique génétique, OK, mais seulement si c'est un marqueur de maladie grave. Oui, c'est important: on ne voudrait pas autoriser le choix de la couleur des cheveux, de la taille à l'âge adulte.
D'autres arguments sont moins solides. Parmi eux, la crainte souvent exprimée que choisir un embryon plutôt qu'un autre pourrait exprimer que l'autre ne méritait pas de vivre. Cela pourrait aussi, craignent certains, nous décourager de faire des efforts pour rendre nos infrastructures plus faciles pour les personnes handicapées, par exemple. Ou de voir comme une richesse la diversité humaine que certains handicaps complètent. C'est une des raisons pour lesquelles les militants pour les droits des handicapés se sont souvent exprimés contre le DPI. Mais même si tout ça est important, le lien avec la possibilité ou non de pratiquer le DPI est très distant. Serions-nous vraiment plus ou moins capables de respecter nos semblables et de leur faire une place adaptée, simplement parce que quelques personnes auront réalisé une analyse génétique sur leur embryon? Il est de toute manière important défendre ces valeurs, et c'est en fait de cela qu'il s'agit et non du DPI.
Finalement, restent les soucis habituels pour la protection des embryons. C'est en fait apparemment l'enjeu central pour la plupart des opposants au projet. Un jour, c'est promis, je vous ferai un message de résumé des positions sur le statut moral des embryons humains. Mais en attendant, un défi que j'avais lancé il y a quelques temps tient toujours car je n'ai eu aucunes réponses. Je vous le livre donc à nouveau.
Disons que, juste pour aujourd'hui et pour les besoins de cette discussion, les embryons méritent comme certains le pensent la même protection que vous et moi. Acceptons cela, pour explorer l'étape suivante du raisonnement. Car ces embryons auxquels nous venons de reconnaître pour cette discussion le statut d'êtres humains à part entière, contre quoi, exactement, l'interdiction du DPI les protègerait-elle? Contre la privation d'un avenir à l'état de quelques cellules, congelé dans l'azote liquide? Contre une 'indignité' diront certains, mais laquelle exactement? Contre une existence de quelques jours sans souffrance ni conscience? Si vous pensez que cette protection-là est suffisamment importante pour justifier une interdiction, dites-nous pourquoi dans les commentaires. Je suis intéressée. Ce qui frappe ici, c'est surtout à quel point nos schémas peuvent être trompeurs. Quand on pense à un embryon, c'est parfois comme si on pensait à un tout petit-très très petit- bébé, qui allait devenir un jour un enfant puis un adulte. On pense au début d'une histoire, à l'alternative de naître. Mais dans la réalité un grand nombre d'embryons ne naîtront jamais même lorsqu'ils auront été conçus 'naturellement'. Et si l'on estimait important de leur épargner ce 'sort', on devrait alors songer à arrêter de faire des enfants...
Diagnostic préimplantatoire: voyage aux limites de la démocratie
Sous l'angle technique, le diagnostic préimplantatoire c'est une méthode pouvant être utilisée lors de la fertilisation in vitro, qui permet d'analyser quelques caractéristiques génétiques d'un embryon très précoce, avant de l'implanter...ou non.
L'Académie Suisse des Sciences Médicales avait fait sur cette technique un factsheet très utile, auquel je vous renvoie pour les questions techniques.
Sous l'angle humain, le diagnostic préimplantatoire est une méthode qui permet à des couples frappés lourdement par une maladie génétique grave, à des personnes qui ont parfois déjà perdu un enfant, parfois plusieurs, de donner la vie malgré cela sans devoir à nouveau traverser les mêmes épreuves.
Sous l'angle éthique, c'est une technique qui soulève des passions contre elle. Je vous les avais décrites il y a quelques temps. Si on examine ces arguments, on constate en revanche que malgré tous les soucis soulevés, les points en faveur de la légalisation du DPI sont assez forts. On est - pour faire simple - face à un enjeu de liberté reproductive, un des droits personnels les mieux protégés, à laquelle on oppose des limites. Des limites peuvent en théorie être justifiées même si la liberté reproductive est importante, mais elles doivent avoir une justification. C'est là qu'est le hic: ici, leur justification est questionnable. A l'heure actuelle, interdire le DPI pour protéger des embryons équivaudrait par exemple à l'imposition à tous d'un avis de minorité sur le statut de ces embryons.
Ce n'est donc pas surprenant que le Conseil fédéral recommande la légalisation du DPI. Jusque là, c'est une bonne nouvelle.
Les choses se compliquent à l'étape suivante. Les limitations qu'il comporte font de ce projet une proposition extraordinairement prudente. A priori, pourquoi pas? On veut après tout éviter des dérives. Mais quelles dérives? Une des limites proposées est crédible: autoriser le DPI pour dépister une caractéristique génétique, OK, mais seulement si c'est un marqueur de maladie grave. Oui, c'est important: on ne voudrait pas autoriser le choix de la couleur des cheveux, de la taille à l'âge adulte. Les autres limites sont en revanche nettement plus discutables. Le problème le plus sérieux est que le projet limite le nombre d'embryons autorisés à huit. Dans la Constitution, rien que ça. Selon les experts, cela aurait pour effet de rendre non rentable la pratique du DPI en Suisse. Les taux de succès ne feront simplement pas le poids par rapport à l'offre disponible à l'étranger. On autoriserait donc, mais virtuellement seulement.
Cette limite de huit embryons, pourquoi huit? C'est assez mystérieux. Pour protéger les embryons, à nouveau? Mais alors pourquoi autoriser le DPI? Sans doute est-ce davantage pour pouvoir dire que la position proposée est un compromis. Pour la rendre plus acceptable. Nous allons devoir voter, après tout. Un article constitutionnel est en jeu. Si c'est là la raison, nous serions sur le point d'autoriser une technique, tout en la rendant irréalisable dans les faits. Nous ferions cela car il semblerait insoutenable devant le souverain de maintenir cette technique illégale, mais aussi de la rendre possible. Voyage aux limites de la démocratie, je vous l'annonçais en titre. Le débat devrait être intéressant à plus d'un titre, donc. A l'approche du vote, nous serons face à une expérience sociale peu banale. Un dossier à suivre...
Dépistage de la trisomie 21

Et au passage, vous serez peut-être intéressé par un sujet d'éthique sur lequel on m'a posé récemment quelques questions dans la presse. Le contexte, c'est une tension autour du dépistage de la trisomie 21. La naissance d'un enfant atteint est un bouleversement important pour la famille concernée. Du coup, le dépistage est systématiquement offert et largement employé. Il devrait même être facilité prochainement par de nouvelles techniques. En même temps, même si la trisomie 21 est une maladie sérieuse, elle n’empêche pas pour autant les personnes de bien vivre. Pas question donc de rendre le dépistage obligatoire, c'est un choix laissé aux parents. Un choix difficile. Qui confronte de plus en plus de couples avec l'augmentation de l'âge maternel: c'est cela que montre l'image qui ouvre ce billet (attention, ce n'est pas des pourcents mais des pour mille). Ce choix soulève des inquiétudes. J'ai aussi conscience que c'est un sujet qui peut soulever beaucoup d'émotions, à juste titre. Si vous en pensez quelque chose, dites-le nous dans les commentaires...
Voici ce que j'avais dit. Comme d'habitude, le texte et le lien:
Quel est le principal enjeu éthique du dépistage de la trisomie 21?
Le dépistage doit être décidé librement par les parents et non interdit ou imposé. La naissance d’un enfant atteint de trisomie 21 implique un investissement personnel supplémentaire. Si leur choix est limité parce que le soutien disponible au cas où ils poursuivraient la grossesse est insuffisant, c’est un problème. On ne peut pas dire aux parents que faire le dépistage de la trisomie 21 est leur choix, et, d’autre part, leur imposer de se débrouiller seuls.
Le choix de l’avortement quasi systématique est-il une forme d’eugénisme?
Le problème n’est pas de confier un choix aux parents, mais de le leur ôter. Lorsque l’on parle d’eugénisme, il y a deux composantes: le but d’«améliorer l’espèce» par une sélection positive ou négative, et l’intrusion dans les choix reproductifs des couples. Donner un choix de plus aux parents est le contraire de l’eugénisme. Mais l’important est de protéger ce choix contre des pressions. Car si celles-ci augmentent, on diminue les possibilités des parents et on risque de déterminer à leur place leur décision. Nous vivons à une époque où l’appui est souvent jugé insuffisant par les familles atteintes, où l’on diminue les moyens de l’assurance invalidité. Si des parents peuvent se baser sur leur propre choix, non contraints, pourquoi ne pas alors leur faire confiance?
Diagnostic préimplantatoire: la consultation c'est maintenant
Sous l'angle humain, le diagnostic préimplantatoire est une méthode qui permet à des couples frappés lourdement par une maladie génétique grave, à des personnes qui ont parfois déjà perdu un enfant, parfois plusieurs, de donner la vie malgré cela sans devoir à nouveau traverser les mêmes épreuves.
En Suisse, actuellement, ce geste est interdit. Du coup, notre loi actuelle crée une situation où les couples frappés par une maladie génétique grave et qui souhaite avoir un enfant malgré cela doivent passer par une "grossesse à l'essai". Concevoir un enfant, attendre pour pratiquer un diagnostic prénatal -qui est autorisé- tout en sachant que si la maladie est présente ils avorteront à ce moment et recommenceront. C'est difficile d'imaginer à quel point cette démarche peut être tragique. Aux yeux de ces couples, donc, et des médecins qui les suivent dans leur parcours, il est évident que le diagnostic préimplantatoire, loin d'être un problème, est en fait une solution. Et pourquoi pas? Clairement, il est plus responsable d'y avoir recours que de prévoir en quelque sorte d'emblée une interruption de grossesse.
Cet aspect de la question est longtemps resté au second plan derrière le difficile enjeu du statut de l'embryon, que le DPI soulève bien sûr également. Mais un projet de loi est actuellement en consultation dans notre pays pour une autorisation encadrée du DPI. Il était temps, diront certains. D'autres pourraient y voir des problèmes, mais il semble que le projet présenté ait pour le moment récolté peu d'opposition. Peut-être n'est-ce pas surprenant. Légaliser le DPI, en Suisse, aujourd'hui, c'est sage. La loi actuelle, pourtant écrite sur de très bonnes intentions, ne protège en fait personne. Elle ne protège pas les parents, qui se trouvent face à des choix encore plus tragiques. Ce fardeau, la loi actuelle l'imposait au parents au nom de deux autres considérations, qu'elle ne remplit en fait pas non plus.
D'abord, elle ne protège pas les embryons. Ou alors, contre quoi? Même en faisant abstraction du fait que nos société n'ont aucun consensus sur le statut de l'embryon et le degré de protection morale qu'on lui doit, la réponse n'est pas simple. Disons que, pour cette discussion, on accepte que les embryons doivent être protégés comme vous et moi. Contre quoi, exactement, l'interdiction du DPI les protège-t-elle? Contre le fait d'être généré? Pour dire les choses très concrètement, contre une existence de cinq jours à l'état de quelques cellules, et dont l'alternative est de ne jamais avoir existé? Si vous pensez que cette protection-là est suffisamment importante pour imposer un fardeau aux parents, dites-nous pourquoi dans les commentaires. Je suis intéressée. Mais ce qui frappe, là, c'est surtout à quel point nos schémas peuvent être trompeurs. Quand on pense à un embryon, c'est parfois comme si on pensait à un tout petit-très très petit- bébé, qui allait devenir un jour un enfant puis un adulte. On pense au début d'une histoire, à l'alternative de naître. Mais dans la réalité un grand nombre d'embryons ne naîtront jamais même lorsqu'ils auront été conçus 'naturellement'. Et si l'on estimait important de leur épargner ce 'sort', on devrait alors songer à arrêter de faire des enfants...
Une autre raison de la loi actuelle est le souci que choisir un embryon plutôt qu'un autre pourrait exprimer que l'autre ne méritait pas de vivre. Cela pourrait aussi nous décourager de faire des efforts pour rendre nos infrastructures plus faciles pour les personnes handicapées, par exemple. C'est une des raisons pour lesquelles les militants pour les droits des handicapés se sont souvent exprimés contre le DPI, même si un certain nombre ne semble pas s'opposer au projet de loi en consultation. Alors oui, protéger les droits des personnes vivant avec un handicap, et défendre leur accès aux moyens de mener une vie digne et aussi libre que possible, c'est crucial. Mais ces personnes, justement, ne sont pas des embryons; interdire le DPI ne les protège pas. Serions-nous vraiment plus ou moins capables de respecter nos semblables et de leur faire une place adaptée, simplement parce que quelques couples auront réalisé une analyse génétique sur leur embryon? Il est de toute manière important défendre ces valeurs. Se dire que maintenir l'interdiction du DPI les protègera, cela ressemble à de la bonne conscience artificielle. Ces valeurs sont importantes. Beaucoup trop pour qu'on se rassure ainsi d'une mesure qui, en fait, ne les protège pas.
Alors oui, autoriser le DPI suppose un certain nombre de précautions, mais parmi les projets raisonnablement imaginables, celui qu'on nous propose est plutôt très prudent. Si vous avez le temps de le lire, dites-moi ce que vous en pensez...
L'art perdu du débat démocratique
Michael Sandel, vous connaissez? Vous devriez. C'est lui qui a fait la série de cours que je vous recommande si vivement dans les liens de ce blog. Dans la vidéo qui ouvre ce message, il pose la question des discussions sur les fondements de nos avis politiques. A voir. Absolument. Et en plus son exemple est la distribution des flûtes, alors forcément je suis conquise d'emblée. Pas que je sache tout à fait encore si je mérite ma flute (aucune réponse n'est donnée), mais moi quand on me prend par les sentiments...
Il aborde aussi une autre question importante: la question de savoir si un sport a un but intrinsèque, ou si les règles sont arbitraires et n'ont de valeur qu'en tant qu'elles sont les règles. Le lien avec les flûtes? Regardez et vous verrez. Mais ce deuxième point est vraiment crucial, et Sandel l'aborde comme on le fait trop rarement. En fait, une part trop souvent implicite du débat sur le dopage est là. Car Sandel présente une version a priori convaincante des buts des règles du sport: faire ressortir 'les vertus et excellences dont nous pensons qu'elles méritent l'admiration'. Est-on bien tous d'accord sur cette définition? Sans doute non. Mais au moins le débat est ainsi posé. Même ceux qui se retrouvent dans cette définitions auront encore à discuter. Car au fond, quelles sont ces excellences? Là aussi, si on veut avoir une position un tant soit peu défendable sur le dopage, il serait utile d'en discuter.
Exigence élevée que tout cela. Remplacer la forme de fanfaronnade morale que devient trop souvent le débat sur dopage par...un vrai débat. Voilà un but qui mérite l'admiration. Mais bon, j'ai un conflit d'intérêt car deux de mes collègues avaient justement commencé d'essayer de faire ça. Je vous le disais, quand on me prend par les sentiments...
L'homme et l'ours
Le philosophe Peter Singer fait partie des plus admirés et des plus décriés dans le grand publique. Auteur de Animal liberation, un des livres fondateurs du mouvement actuel des droits des animaux, il s'est rendu célèbre entre autres en comparant la vie intérieure des grands singes et celles des petits enfants ... Son but était de défendre un plus grand respect des singes hominidés en particulier, et des animaux non humains en général. Mais cette comparaison, souvent citée hors contexte, l'a fait critiquer pour avoir, soit-disant, demandé que l'on respecte moins les enfants, ou les humains souffrant d'un handicap cognitif, bref toutes les personnes dont les facultés mentales ne sont pas celles d'un adulte humain en bonne santé. Il ne l'avait en fait pas faite, cette demande. Précisons. Mais vu le tollé que cette supposition avait soulevé, il est ironique de voir cette critique désormais doublée par l'opinion publique. Il semble qu'une partie d'entre nous n'ait désormais aucun problème à considérer la vie d'un ours comme plus précieuse, ou en tout cas plus digne qu'on s'en inquiète par écrit, que celle d'un humain handicapé.
L'histoire est la suivante: voyant qu'un sac en plastique était tombé dans l'enclos d'un ours, un jeune homme handicapé de 25 ans s'aventure dans cet enclos. L'ours l'attaque et le blesse, tant et si bien que l'on doit lui tirer dessus pour sauver l'humain. L'un et l'autre ont survécu, mais cette histoire a fortement ému l'opinion. Et c'est l'ours qui se trouve inondé de cadeaux, pots de miel, cartes de vœux (!) de bon rétablissement. Jusque là cela pourrait à la rigueur être plutôt mignon. Mais on aurait aimé voir au moins autant de souci de l'état de santé du protagoniste humain de l'histoire. Il s'est après tout fait sauvagement attaquer. On ne peut même pas se dire que c'était de sa faute: il n'était visiblement pas capable de se protéger lui-même, et quelqu'un aurait peut-être dû mieux s'en soucier.
Qu'est-ce qui se passe ici? Avouez qu'à la base, c'est plutôt étrange. Un ours n'est pas seulement une autre espèce, c'est une de celles qui peut se transformer pour nous en prédateur. Si vous croisiez l'animal de l'image sur un chemin de montagne, vous iriez lui souhaiter de joyeuses fêtes? Bien sûr que non. Vous lui laisseriez bien la place de passer, en espérant qu'il ne vienne pas être trop 'amical' avec vous. Alors oui, évidemment, c'est aussi un être vivant capable de souffrir, et qui a une vie intérieuse plus complexe que celle d'une abeille. Certes. Mais tout cela s'applique encore davantage dans cette histoire à sa victime.
Avons-nous vraiment passé dans un modèle où un animal vaut plus, aux yeux de l'opinion, qu'un humain handicapé? La question est légitime. Et inquiétante. Mais il y a au moins deux lectures alternatives. L'anthropomorphisme, la tendance à attribuer des caractéristiques humaines aux animaux (comme, pour prendre un exemple au hasard, savoir lire les cartes de vœux?) est forte. Cette histoire montre qu'elle peut être plus forte que notre tendance à attribuer, correctement cette fois, des caractéristiques humaines aux humains 'différents de nous'. A ruminer, cela. L'amour des animaux peut véritablement s'associer à une hostilité envers les humains. Ce qu'un ami a appelé la 'sensiblerie zoophile jointe au mépris des humains en général et des handicapés en particulier'. Cela a déjà donné des dérives. A l'heure où les droits des animaux ont le vent en poupe, ces dérives devraient nous faire réfléchir. Là où des intérêts humains et animaux sont réellement en tension, comme dans la recherche médicale par exemple, nous n'avons pas toujours brillé par notre capacité à réfléchir de manière sensée.
Une autre possibilité: que finalement on attribue tout simplement plus d'importance à l'histoire la plus touchante. Mais alors qu'est-ce qui fait qu'une histoire nous touche plus qu'une autre? Pas seulement la valeur que l'on attribue aux protagonistes. Une publicité géniale d'Ikea avait montré il y a quelques temps à quel point nos émotions peuvent être conduites par le bout du nez dans un joli récit. Regardez-là de nouveau. Ce petit film est un avertissement...