Faire payer l'hôpital aux buveurs d'alcool
D'abord l'extrait:
"Les caisses maladie ne devraient pas assumer les coûts d’une fête trop arrosée qui se termine à l’hôpital. A l’issue d’une discussion de fond sur la prévention de l’alcoolisme, la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national (CSSS-N) est entrée en matière sur un projet de modification législative allant en ce sens."
Pourquoi c'est une mauvaise, idée, ça? On nous précise même que "Comme l’auteur du texte, la majorité de la commission estime que les personnes qui abusent de l’alcool jusqu’au coma éthylique doivent assumer les conséquences de leurs actes. Une telle mesure permettra notamment de renforcer la responsabilité individuelle." Ça semblerait presque raisonnable, dit comme ça. Oui, bien sûr, on ne parle pas de pénaliser l'alcool, simplement de faire prendre leurs responsabilité à ceux qui abusent de manière clairement excessive. Et nous sommes tous d'accord que le coma éthylique relève de la consommation clairement excessive, qu'elle est dangereuse, qu'il serait bon d'en éviter autant que possible la survenue.
Alors, vous trouvez pourquoi c'est une mauvaise idée?
Premièrement, vouloir faire une différence entre boire un peu et boire beaucoup, c'est vouloir faire faire cette distinction à des personnes qui seront souvent déjà en état d'ébriété. Et l'alcool, c'est notoire, trouble le discernement. On veut donc responsabiliser des individus, mais des individus dont la lucidité sera souvent déjà atteinte. Étrange responsabilisation.
Deuxièmement, comme le souligne d'ailleurs l'article, certaines personnes sont véritablement malades de leur dépendance à l'alcool. Ne pas prendre en charge les conséquences de cette maladie alors que l'on prend en charge les conséquences d'autres maladies (pour des coûts et des effets comparables qui plus est) serait contraire au principe de solidarité. Cela pourrait aussi être contraire à l'égalité de traitement devant la loi, si on se base sur cet arrêt du Tribunal Fédéral qui fondait l'équité d'accès aux soins de santé dans ce principe...
Troisièmement, la consommation d'alcool jusqu'au coma est dangereuse. Nous étions d'accord sur ce point. Mettons, pour rester cohérent, qu'une personne comateuse ne soit pas apte à consulter elle-même. C'est donc d'autres qui devront appeler les secours. S'ils savent que cela peut entrainer des coûts considérables, et à une personne qui est pour le moment inconsciente, il y a fort à parier que certains ne le feront pas ou plus tardivement. Souhaitable, ça? Bien sûr que non. Un exemple de responsabilisation des individus? Pas vraiment non plus.
Quatrièmement, comment les caisses maladie sauront-elles qu'un coma est 'de la faute' de ce patient? A moins d'instaurer un devoir de dénonciation de la part des professionnels de la santé, il est difficile de voir comment une telle mesure pourrait être appliquée. Vous avez dit 'confidentialité'?
Cinquièmement, c'est appliquer une logique de la punition à une situation que nous réprouvons. Qu'on veuille la réprouver, cette situation, OK. Mais on applique cette logique de la punition ici à la place de la logique des soins à une personne malade. C'est une autre logique, la sanction: très différente de celle des soins aux personnes malades. L'une et l'autre importent, certes, mais il convient de ne pas les mélanger. Les garder distinctes exigerait ici de faire du coma éthylique un délit, plutôt qu'une maladie non prise en charge par la poche publique. C'est même un point central, en fait. Car déterminer la véritable part de responsabilité personnelle dans chaque cas est plus difficile qu'il n'y parait à première vue. Faire du coma éthylique un délit en ferait un enjeu à traiter au tribunal, avec des règles claires, un droit à une défense, la présomption d'innocence, tout ça. Mais si la mesure proposée était celle-là, de criminaliser le coma éthylique, l'accepterait-on? Pas dit...mais alors pourquoi accepter l'autre?
Sixièmement...
Mais c'est votre tour, peut-être. Je m'arrête. Qu'en pensez-vous, de votre côté?
cerveau féminin - cerveau masculin
Mais cela m'a aussi rappelé un échange virtuel d'il y a quelques temps entre deux gens vraiment très bien: la neurobiologiste Catherine Vidal et notre collègue neurogénéticien Yvan Rodriguez.
L'une soutenait que: "en ce qui concerne les fonctions cognitives, comme le raisonnement, la mémoire ou le langage, il y a une telle diversité que les différences entre les individus sont plus grandes que les différences entre les sexes. D’un point de vue anatomique aussi: en regardant un cerveau, il est impossible de dire s’il appartient à un homme ou à une femme."
L'autre rétorquait que: "Les mécanismes de la sélection naturelle ont produit des espèces représentées chacune par deux sexes génétiquement dissemblables." Je m'empresse de préciser que c'était une opposition purement scientifique. Pas de désaccord aucun sur la légitimité de l'égalité entre les personnes. Ici, la phrase suivante était d'ailleurs: "Ce qui se traduit par des individus différents, complémentaires et égaux, dont l’égalité n’est pas conditionnée à l’absence de différences."
Ce qui est intéressant dans cet échange n'est donc pas une différence de point de vue politique ou éthique. Sur un point crucial, et qui valait à lui seul déjà sa réaction, le Prof. Rodriguez a parfaitement raison. Il n'y a pas de lien entre l'existence ou non d'une différence biologique et la justification ou non d'une différence de statut social. Et il est important de ne pas l'oublier. Lorsque ce point passe à la trappe, cela ne donne pas que des images simplistes. Cela peut aussi déclencher des mélanges toxiques où une description politiquement déterminée de la réalité scientifique peut supplanter la description...réelle. Non. Les deux auteurs parlent bel et bien de la structure et des origines de notre cerveau, et non pas de comment il faut en traiter les détenteurs. Mais alors, qui a raison? Différence entre cerveau masculin et cerveau féminin, ou pas?
Le plus intéressant est que la réponse pourrait être...les deux. Car c'est exactement le genre de question dont on doit en fait se méfier. Pour l'illustrer, un exemple. Voyons ce qui se passe si on remplace les termes qui parlent de notre cerveau par des termes qui parlent de notre taille:
Version 1: en ce qui concerne la taille, il y a une telle diversité que les différences entre les individus sont plus grandes que les différences entre les sexes. D'un point de vue anatomique aussi: en regardant la longueur d'un corps, il est impossible de dire s'il appartient à un homme ou à une femme.
Version 2: Les mécanismes de la sélection naturelle ont produit des espèces représentées chacune de deux sexes génétiquement dissemblables.
Y a-t-il une différence entre la taille de hommes et la taille des femmes? Oui.
Si je vous dis qu'un individu mesure 1m67, êtes-vous en mesure de me dire si cet individu est un homme ou une femme? Non.
Aïe, qu'est-ce qu'il se passe?
Ce qui se cache là derrière, c'est d'abord que nous avons effectivement tendance à croire plus facilement une description du monde qui colle avec nos convictions. Une bonne partie de la démarche scientifique consiste d'ailleurs à combattre cette tendance, à laquelle notre vie quotidienne laisse trop souvent libre cours. Mais il y a autre chose: nous avons une tendance à diviser l'univers en deux. La dichotomie, l'idée que des pôles opposés définissent le monde, semble présente dans tellement de cultures qu'elle a été proposée comme l'un des universels humains. Du coup, quelque chose qui n'est pas dichotomisé, mais réparti, nous pose des difficultés. Oui, il peut à la fois y avoir des différences entre deux groupes, mais aussi tellement de différences entre les individus que c'est cela qui prime. L'image qui ouvre ce message, et qui représente la répartition de la taille chez les citoyens américains d'origine européenne entre 20 et 39 ans, illustre très bien cela. Attention, ne prenez pas ces chiffres comme s'ils s'appliquaient au cerveau, et encore moins à l'intelligence. Les courbes pour le quotient intellectuel des hommes et des femmes, par exemple, sont quasiment superposées.
Mais de toute manière peut-être bien, oui, que les deux ont raison...
Et puis oui, bien sûr, les deux ont aussi raison sur le plan politique. Si je vous dis qu'un individu mesure 1m67, vous n'êtes pas non plus en mesure de me dire si sa place est à la cuisine ou au parlement. Mais ça vous le saviez déjà, n'est-ce pas?
Un exercice d'empathie
Dans cette conférence, qui vise il est vrai surtout un public américain mais qui se regarde sans trop de décalage dans le reste du monde occidental, le sociologue Sam Richards propose pas à pas un exercice d'empathie. Du coup, sans vraiment l'expliciter, il propose aussi une excellente illustration de ce que c'est que l'empathie. Ni sympathie, ni compassion, ni contagion émotionnelle, l'empathie est le nom que l'on donne à la capacité de 'capter', que ce soit de manière cognitive ou affective, l'état d'esprit, l'état émotionnel, ou même l'opinion d'une autre personne. Cela ne signifie en rien que l'on va être d'accord avec cette autre personne, ni même avoir de la sympathie pour ses positions. C'est comme diraient les anglo-saxons la capacité à 'se mettre dans les chaussures' d'autrui. Ni plus, ni moins. Ce n'est pas nécessairement non plus relié à une quelconque bienveillance. Sans empathie, pas de véritable cruauté, pas de tortionnaires efficaces. Mais pas de vie sociale non plus, au sens le plus basique de ce terme. L'empathie est une de nos caractéristiques fondamentales, un ingrédient de notre vie d'êtres interdépendants. Un ingrédient littéralement vital pour notre espèce, dont aucun individu ne se suffit à lui-même, et dont les enfants tardent tant à s'exprimer littéralement.
Sans elle, au sens le plus stricte, pas de médecine. Pas de compréhension des autres, peut-être même pas d'intérêt de comprendre les autres. Du coup, c'est aussi un outil d'exploration dans des domaines tels que la sociologie. Et oui, l'exercice fonctionne assez bien. Regardez-le: vous ne trouvez pas?
Pour vous faire patienter...
Les obstacles au bloguage ne viennent jamais seuls. C'est un proverbe qui attend juste d'être inventé, je sens. Alors comme vous êtes assez sympas pour continuer de passer par ici même quand je suis prise ailleurs par l'existence, le moins que je puisse faire est de vous donner quelque chose en attendant. La vidéo qui ouvre ce message est intitulée '10 choses que vous ne saviez pas sur l'orgasme'. Cliquez sur l'image, ou alors allez la voir ici. Je dois avouer que j'attendais depuis un certain temps d'avoir une bonne raison de vous la montrer. Voilà qui est trouvé! Il y est question, faut-il le préciser, de vraie science. Mais de celle qui est, disons, plus rarement évoquée aux cours de biologie du secondaire.
Le lien avec la bioéthique? Plein! Mais c'est vraiment pas le plus intéressant. Regardez, vous verrez.
L'addiction, le côté obscure de l'apprentissage
'Faites en sorte, en construisant une théorie morale ou en projetant un idéal moral, que le caractère, la méthode de décision, et l'action prescrites soient possibles, ou perçues comme telles, pour des êtres comme nous.' ('principe de réalisme psychologique minimal', Owen Flanagan, 1991)
Vouloir séparer l'éthique de ce que l'on appelle en général 'la nature humaine', est illusoire. Mais tout repose sur ce que l'on entend par 'séparer' et 'nature humaine'... Sans doute aussi 'vouloir', 'éthique' et 'illusoire', en fait. Du coup, ce terrain est truffé de questions très intéressantes. Ces questions, les neurosciences se les posent de plus en plus concernant, justement, notre raisonnement moral.
Le cycle de conférences 'L'éthique, c'est tout naturel', organisé par le Centre de bioéthique et sciences humaines en médecine de Genève, se poursuit autour de cette interface entre ce que l'on apprend dans les neurosciences sur comment des être comme nous raisonnent, vivent des émotions, expriment des jugements moraux, et ce que peuvent en dire des philosophes sur un éventuel impact -ou pas- en philosophie morale et politique.
La prochaine conférence, c'est le 9 décembre. Elle sera intitulée 'L'addiction, le côté obscure de l'apprentissage', et sera donnée par le Professeur Christian Lüscher. Coup d'envoi à 18h30 au Centre médical universitaire. Venez nombreux!
Lire les émotions dans le cerveau
'Faites en sorte, en construisant une théorie morale ou en projetant un idéal moral, que le caractère, la méthode de décision, et l'action prescrites soient possibles, ou perçues comme telles, pour des êtres comme nous.' ('principe de réalisme psychologique minimal', Owen Flanagan, 1991)
Vouloir séparer l'éthique de ce que l'on appelle en général 'la nature humaine', est illusoire. Et du coup cela pose une série de questions très intéressantes. Ces questions, les neurosciences se les posent de plus en plus concernant, justement, notre raisonnement moral.
Le cycle de conférences 'L'éthique, c'est tout naturel', organisé par le Centre de bioéthique et sciences humaines en médecine de Genève, se poursuit autour de cette interface entre ce que l'on apprend dans les neurosciences sur comment des être comme nous raisonnent, vivent des émotions, expriment des jugements moraux, et ce que peuvent en dire des philosophes sur un éventuel impact en philosophie morale et politique.
La prochaine conférence, c'est le 18 novembre. Elle sera intitulée 'Lire les émotions dans le cerveau', et sera donnée par le Professeur Patrik Vuilleumier. Coup d'envoi à 18h30 au Centre médical universitaire. Venez nombreux!
Prescrire l'héroïne?
Comme ce blog est lu par des personnes qui peuvent être intéressées, et que certaines (certaines!) ne vivent pas trop loin, je continue de vous annoncer les colloques de l'Institut d'éthique biomédicale où je travaille. Le prochain aura lieu le lundi 12 octobre, et il sera question des enjeux éthiques de la prescription d'héroïne dans le cadre du traitement de l'addiction.
Ce sujet est semé de malentendus. Prescrire l'héroïne, est-ce thérapeutique? Défaitiste? Complice d'un crime? L'addiction est-elle un choix? Une maladie? Lorsque la substance est illégale, un délit? Il est tellement évident que la question n’est pas si simple. Car si la première prise est un choix, l’addiction est….la limitation du choix. Sans l’être totalement puisque certains s’en sortent. Quoi qu’il en soit, punir une personne dont la responsabilité est limitée par le refus de soigner son problème de santé est disproportionné. Mais entre les deux la responsabilité navigue en eaux troubles et nous nous encoublons dans nos raisonnements. Ce qui n’est absolument pas trouble, par contre, c’est l’échec des traitements par la seule abstinence, si ils sont la seule option.
Ce colloque sera donné par l'auteure d'une remarquable thèse de médecine intitulée 'Les enjeux éthiques des programmes de prescription médicalisée d'héroïne'. Elle a d'ailleurs reçu le prix Tissot pour la meilleure thèse de médecine générale de la Faculté de médecine de Genève. Pas rien, ça. Ça aura lieu le lundi 12 octobre 2009, de 12h30 à 13h45. C'est aux Hôpitaux Universitaires de Genève, c'est-à-dire ici Montez au 6e étage, c'est la salle 6-758 (6ème étage Bât. Principal – Médecine Interne - Bibliothèque).
L'oratrice sera:
Marie Pont
Elle donnera une conférence intitulée:
Bien que légalement autorisés depuis plusieurs années, les programmes suisses de prescription médicale d'héroïne ont soulevé et soulèvent encore de nombreux débats. Certains des enjeux éthiques liés à cette thèse en médecine sont présentés ici.
Cette conférence est ouverte à toute personne intéressée. Vous en êtes? Alors à tout bientôt!
La force de nos attentes
J'adore cette illusion d'optique. Pas de dessin sophistiqué, rien qu'une photo. Et pourtant on dirait qu'Escher est passé par là. Comment ça marche? A la force de nos attentes. Nous sommes simplement habitués, sans doute cablés, même, depuis le temps, pour voir des personnes ... à l'endroit.
Là où ça devient fascinant, c'est que ça marche dans un tas d'autres domaines. Sur le plan éthique aussi, d'ailleurs. Et là nos attentes peuvent nous piéger.
Par exemple, elles peuvent 'fabriquer' de la pathologie. Si le travail que nous considérons comme 'normal' augmente, il y aura plus de handicapés: car qu'est-ce que le handicap, sinon l'incapacité (durable) à fonctionner comme nous l'attendons?
Elles 'fabriquent' aussi de la discrimination. C'est une des raisons, d'ailleurs, pour lesquelles il n'est pas si simple d'être juste. Malcom Gladwell explique ça très bien dans un bouquin qui a maintenant été traduits en français sous le titre un peu malheureux de 'La force de l'intuition: prendre la bonne décision en deux secondes'. C'est presque drôle, car ce titre joue bien sûr aussi sur nos attentes. Mais malgré son aspect un peu psycho de salon, c'est en fait un bouquin passionnant, très bien documenté, qui parle davantage des risques de la 'pensée instantanée' que de ses avantages, et qui vous laissera justement...songeur. Il y démonte à la fois les avantages et les inconvénients de nos conclusions immédiates, intuitives, qui parfois nous sauvent et parfois nous coulent.
Une des illustrations est l'histoire des orchestres européens, disons il y a quelques décennies. Ils étaient exclusivement masculins. Aucune discrimination là-dedans, expliquaient les jury de sélection. Le timbre des musiciennes est tout simplement différent, les décisions sont esthétiques. Sauf qu'un jour on se mit à auditionner derrière un écran. Et là, patatras, plus de différence de timbre. Avec les mêmes jurés, les mêmes goûts et les mêmes objectifs pour leurs orchestres. Mais leurs attentes étaient différentes en écoutant 'quelqu'un' qu'en écoutant un homme ou une femme. Les orchestres devinrent mixtes.
Alors, maintenant que vous venez de lire ça, vous vous sentez supérieur? Vous êtes un fervent égalitariste et êtes convaincu que vous n'associez aucun rôle particulier aux hommes et aux femmes, aucun jugement de valeur à l'appartenance ethnique, aux préférences sexuelles, ou autres âges de la vie? C'est très simple à vérifier. Il existe un test en ligne qui mesure l'effet de nos attentes implicites sur notre temps de réaction. Vérifiez, c'est ici. C'est désarmant. En fait, des biais de ce genre, on en a plus ou moins tous.
Alors pour rappel, deux avertissements:
On peut par contre le savoir, et prendre des précautions en conséquence contre notre propre jugement instantané. Déjouer les pièges de nos attentes, en quelques sortes.
Il y a même mieux. Car nous avons aussi des attentes morales. Gordon Brown a récemment donné à ce sujet une conférence sur ces images qui nous indignent, et parfois nous poussent collectivement à des actions qui améliorent le monde. Jouer sur nos attentes pour faire le bien, c'est donc possible.
Et puis il y a la version où nous sommes capables de rire de nos propres intuitions. Dans cette vidéo, on arrive à faire chanter le public en choeur sur la simple force de nos attentes. Inquiétant? Un peu. Ca marche vraiment très très bien et on se prend à demander à quoi d'autre ça peut diantre servir. Mais une fois qu'on a vu ça, peut-être qu'on se laisse moins facilement avoir?
Colloque: psychiatrie et littérature
L'Institut d'éthique biomédicale où je travaille organise tous les mois un colloque qui est ouvert au public. Alors comme ce blog est lu par des personnes qui peuvent être intéressées, et que certaines (certaines!) ne vivent pas trop loin, je vais profiter pour vous les annoncer.
Le prochain aura lieu la semaine qui vient, et il sera question de Medical Humanities. En français 'Sciences humaines en médecine', une discipline qu'un centre réputé décrit ainsi (la traduction est un peu libre).
'Les sciences humaines et les arts fournissent un éclairage sur la condition humaine, la souffrance, la singularité, notre responsabilité les uns vis-à-vis des autres, et offrent une mise en perspective historique de la pratique et de la pensée médicale. L'attention à la littérature et aux arts aide à développer et nourrir des capacités d'observation, d'analyse, d'empathie, et d'introspection -- des aptitudes essentielles à une pratique humaine de la médecine'.
Un domaine pas toujours facile à décrire, comme le souligne le site dont j'ai tiré l'image ci-dessus. Mais, au jour le jour, à la fois intéressant et crucial. Une bonne combinaison, ça.
Ce colloque offrira un exemple d'activité dans ce domaine. Il aura lieu ce lundi, 4 mai 2009, de 12h30 à 13h45. C'est aux Hôpitaux Universitaires de Genève, c'est-à-dire ici (sauf que la rue s'appelle depuis peu autrement, mais vous trouverez). Montez au 6e étage, c'est la salle 6-758 (6ème étage Bât. Principal – Médecine Interne - Bibliothèque).
Les orateurs seront:
Gilles Bertschy (Professeur adjoint au Département de psychiatrie, médecin adjoint agrégé au Service de psychiatrie adulte des HUG)
Alexandre Wenger (PhD, maître-assistant au Département de langue et littérature françaises et à l’Institut d’éthique biomédicale, UniGe)
Ils donneront une conférence intitulée
Voici le résumé qu'ils ont donné:
Dans le cadre de leurs activités d'enseignement et de recherche, Gilles Bertschy et Alexandre Wenger collaborent régulièrement depuis quelques années. Leurs intérêts respectifs, bien qu'ils soient rattachés à des domaines apparemment aussi éloignés que la clinique psychiatrique et la littérature, convergent néanmoins sur la question des expressions du trouble bipolaire. Ils vous convient à une séance originale du colloque de l'Institut d'éthique biomédicale, au cours de laquelle ils illustreront la manière dont la psychiatrie et la littérature en particulier, les sciences et les arts en général, peuvent mutuellement se servir de ressources.
Cette conférence est ouverte à toute personne intéressée. Vous en êtes? Alors à lundi!
Alzheimer: quand rendre le permis?
Lorsque le risque d'accident de la circulation augmente à cause d'un problème de santé, c'est aussi le conducteur qui est à risque. De sa vie, parfois, pour commencer. Mais en plus qui souhaite se voir transformer, par une maladie, en meurtrier?
Rendre le permis de conduire est une décision qui, parfois, s'impose. Au point qu'une exception au secret médical est prévue explicitement par la loi suisse.
Mais avant d'en arriver là, le plus souvent, on discute. On peut préférer poser son permis volontairement, et éviter ainsi de se le voir retirer... Et tout vaut mieux qu'attendre l'accident grave. Si vous ou un proche pourrait avoir une maladie dangereuse au volant, parlez-en à votre médecin, donc.
Cela dit, certaines situations sont très claires, d'autres moins. Parmi elles, les maladies lentement progressives, où la question est de savoir quand le seuil décisif est franchi. Raison de plus pour en parler, bien sûr, mais ce genre de situation n'est jamais facile. La démence de type Alzheimer est de ce nombre: son décours est progressif, variable d'un individu à l'autre; on peut avoir conservées intactes certaines capacités alors que d'autres plus visibles se détériorent; à l'inverse on peut fonctionner bien dans la vie quotidienne, mais avoir perdu des aptitudes cruciales au volant. On voudrait parfois interdire la conduite 'dans le doute', mais ce n'est jamais banal. Le permis de conduire a dans nos sociétés une composante identitaire. Son obtention à l'adolescence est un rite de passage. Sa possession le signe tangible de l'indépendance de l'âge adulte. Il n'est pas anodin que certains pays s'en servent comme pièce d'identité. Son retrait -souvent définitif dans ces cas- est un des signes explicites de la perte de l'indépendance. Et son retrait limite le périmètre d'action, fragilisant ainsi parfois très concrètement une personne peu mobile à pied.
La pesée doit donc être fine. Garder ou rendre le permis, identifier le 'bon moment', c'est une difficulté éthique de la pratique quotidienne souvent invisible, toujours délicate. Heureusement, il se pourrait que ça change bientôt. En tout cas, des chercheurs y travaillent. En recrutant à l'Université de l'Illinois 40 personnes atteintes de maladie d'Alzheimer, et 115 personnes âgées saines, ils ont commencé par leur faire passer un examen de conduite draconien: une soixantaine de kilomètres en campagne, ville et quartiers résidentiels dans une voiture bourrée d'instruments de mesure, qui enregistraient tout à la manière des 'boîtes noires' d'aviation. Armés d'une idée très précise sur leur aptitude à conduire, ils les ont ensuite soumis à toute une batterie de tests psychologiques, pour voir lesquels pourraient permettre de la prédire.
Peu surprenant mais révélateur: rater les tests de mémoire ne permettait pas de prédire des risques au volant. C'est important, parce que c'est souvent ce qui se voit socialement, la perte de mémoire. Et il semble pourtant que des oublis ne signalent pas à eux seuls le danger sur la route.
Par contre, rater les tests de la capacité à faire plusieurs choses en même temps, ça c'est prédictif. Pas de commentaire ici sur les clichés selon lesquels les femmes seraient plus capable de 'multitasking' que les hommes, et leurs aptitudes au volant. Ici, on a testé la capacité à faire travailler en même temps les fonctions cognitives, visuelles, et motrices pour prendre une décision rapide: par exemple copier une forme que l'on n'a vue que quelques secondes, ou dessiner un chemin entre des chiffres et des lettres. Les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer qui avaient des résultats dans ou au dessus de la moyenne ne faisaient pas plus d'erreurs de conduite que les personnes du groupe contrôle.
Ces résultats viennent s'ajouter à d'autres allant dans le même sens. Comme des tests d'attention visuelle, par exemple. La nouveauté semble être la concordance entre les résultats des tests et la performance au volant, dans des conditions de conduite réelle aussi standardisées que possible, et spécifiquement dans la maladie d'Alzheimer. Ils sont préliminaires. Mais s'ils se confirment ça pourrait être un pas vers des conditions plus claires pour une décision difficile.
L'éthique comme thermostat
'La bonté, mode d'emploi', le magnifique roman de Nick Hornby, commence ainsi: une femme médecin, sûre qu'elle est quelqu'un de bien parce qu'elle sauve des vies, constate stupéfaite qu'elle est capable de quitter son mari par téléphone. 'Ce genre de chose' se dit-elle, 'une fois que c'est fait on ne peut jamais se dire que ça ne vous ressemble pas.'
Ce qui est ainsi capturé de manière si saisissante, c'est le lien entre notre image de nous-même et notre comportement moral. Ce lien, des recherches ciblées en dessinent désormais les contours. Et il semble que nous soyons dotés d'une sorte de thermostat moral qui nous incite à mieux nous comporter...si notre image de nous-même est en souffrance.
Ed Young nous décrit l'exploration de ce difficile domaine dans son blog Not exactly rocket science: une psychologue américaine a demandé à 46 étudiants de copier une liste de mots qui étaient soit positifs ('généreux', 'soucieux des autres', 'bon'), négatifs ('déloyal', 'égoïste', 'âpre au gain'), ou neutres ('livre', 'clef', 'maison'). On leur expliquait qu'ils participaient à une étude sur la psychologie de l'écriture manuscrite, et qu'il leur fallait rédiger une histoire sur eux-mêmes contenant tous les mots fournis. Ensuite, ils passaient un test bref lors duquel on leur demandait s'ils voulaient faire un petit don à une bonne œuvre de leur choix.
Le résultat? Les étudiants qui se décrivaient en termes positifs donnaient la moitié de ceux qui avaient les mots neutres, et 1/5 de ce que donnaient ceux qui avaient reçu les mots négatifs.
En d'autres termes, si notre image de nous-même est menacée, nous avons davantage tendance à faire le bien, à être généreux, bref à faire en sorte d'améliorer notre opinion de nous-même. On se refait littéralement une conscience dans les bonnes œuvres. Par contre, si nous sommes plutôt contents de nous-mêmes, nous nous autoriserons plus de laxisme et de transgressions. Dans la vraie vie, cela donne des phénomènes eux aussi mesurables. Les personnes qui ont acquis la réputation de ne pas avoir de préjugés, par exemple en employant un membre d'une minorité ethnique, sont plus susceptibles de tenir des propos racistes.Trois leçons à tirer de cela: premièrement, nous sommes moralement 'cablés' pour vivre dans les zones grises: comme dit Young, 'des bons pécheurs et des saints faillibles'. Deuxièmement, c'est l'insatisfaction qui est le moteur principal ici: même si une conclusion serait sans doute hâtive, on peut tout au moins émettre l'hypothèse que l'éducation joue ici en partie son rôle par l'établissement du curseur qui détermine quand nous sommes contents de nous. Plutôt que par l'apprentissage des règles que nous sommes censés suivre. Finalement, des 'règles de vie' qui n'auraient rien à voir avec le bien ou le mal que nous faisons autour de nous ne sont pas seulement superflues sur le plan moral, mais peuvent être carrément dangereuses. De quoi éclairer d'une nouvelle lumière ce lieu commun de la littérature qu'est le dévôt immoral, le Tartuffe, la mère supérieure au coeur sec, le 'juste' prêt à sacrifier des innocents à sa cause: peut-être ce type d'observance nous donne-t-il la mauvaise idée d'être trop vite satisfaits?
La musique apprend à entendre les autres
La musique adoucit les mœurs dit le proverbe. Et bien, il se pourrait qu'un des mécanismes en soit désormais mieux connu. Il semblerait que les musiciens soient, mieux que les non musiciens, capables de discerner les émotions d'autrui. Un des ingrédients de ce que l'on appelle l'empathie, la capacité à s'imaginer dans la situation, y compris émotionnelle, de quelqu'un d'autre.
Différente de la contagion émotionnelle (par exemple le fou rire) et de la sympathie, l'empathie ne contient pas nécessairement de partage des émotions d'une autre personne. Elle n'est pas non plus toujours axée sur le bien d'autrui: sans empathie, point de vraie cruauté par exemple. Mais sans empathie, pas de perception de la détresse d'autrui, et donc pas de réaction d'évitement d'un comportement qui en serait la cause: ce serait là tout un pan de notre vie moral qui serait écarté.
Dans cette étude, on a pris des musiciens et des non-musiciens, et on a testé leur capacité à faire la différence entre des types différents de pleurs de bébés. Un test vraiment très exigeant, comme le savent tous les jeunes parents. Et devinez: les musiciens s'en tirent mieux. Ce n'est pas le résultat d'un talent particulier: c'est l'entrainement qui fait la différence.
Entendre des indices subtils sur l'état émotionnel de votre interlocuteur, c'est important dans plein de situations. C'est particulièrement intéressant en médecine, où cette capacité se développe au cours de toutes sortes d'enseignements, mais surtout durant des années d'exercices pratiques au cours de milliers d'entretiens avec des personnes malades et leurs familles. Alors à quand des séances de musique pour compléter cet entrainement? En plus, ça ferait du bien entre deux gardes...
Un ordinateur sur ordonnance?
Les personnes ayant souffert un traumatisme important sont parfois victimes du syndrome de stress post-traumatique. Une sale tendance à revivre l'événement traumatisant au cours de flash-backs ou de cauchemars, qui peut mener à toutes sortes de difficultés dans la vie future. Plusieurs stratégies thérapeutiques et de prévention existent, notamment le débriefing thérapeutique des cellules de crise psychologique en cas de catastrophe.
Eh bien ces équipes auront peut-être bientôt un nouvel outil à leur disposition. Il semble que la tendance à souffrir de flash-backs puisse être diminuée...en jouant à un jeu vidéo. Et pas n'importe lequel: les chercheurs ont testé spécifiquement le vénérable Tetris, et montré qu'une séance juste après le visionnement d'un 'film traumatisant' empêchait en quelque sorte les émotions négatives de se fixer. L'interprétation, très préliminaire, serait que le cerveau dispose d'une fenêtre de temps limité pour 'fixer' un souvenir. Si on joue au Tetris pendant cette période, il est trop occupé aux tâches vidéo-spatiales pour 'imprimer' dans toute leur horreur les émotions négatives qu'il aurait sans cela reliées à la mémoire des événements.
Pour les intéressés, l'article original est ici. Alors bon, on ne peut pas vraiment simuler un vrai traumatisme dans des conditions expérimentales (heureusement!). Et pour être intéressant, l'effet devrait se confirmer sur des années, pas seulement sur une semaine. Mais c'est tout de même intéressant.
D'abord, parce qu'on entend beaucoup d'inquiétudes sur l'effet que les jeux vidéo pourraient avoir sur l'affect et le comportement des enfants. Il fallait être créatifs pour imaginer qu'on pouvait aussi se servir à buts thérapeutiques d'un effet limitant sur l'affect. Alors, sans doute, ça dérange. On a un méchant doute que ça doit forcément moins bien marcher que la thérapie plus expressive. Peut-être. Mais en médecine ce qui marche n'est pas forcément ce qu'on attend au contour.
On a aussi déjà soulevé le fait que limiter les affects liés à un traumatisme, si c'est très important chez la victime, peut poser un problème si c'est les affects négatifs du coupable. L'enjeu éthique principal, même s'il reste très hypothétique, est le risque qu'une personne puisse tenir compte de cette possibilité et passer plus facilement à l'acte. Qu'il devienne possible de s'auto-limiter à l'avance les émotions négatives, y compris celles qui nourrissent la 'mauvaise conscience'. Et donc peut-être de limiter du même coup certains obstacles internes que nous avons contre l'idée de faire subir un traumatisme à autrui.
Mais il y a aussi des circonstances où il est important de disposer d'un moyen d'éviter le syndrome de stress post-traumatique pour pouvoir venir en aide. Lorsque j'ai travaillé comme médecin d'ambulance, nous savions qu'un débriefing psychologique pouvait être obtenu sur demande. Nous nous en servions très peu, de cette possibilité. Je me disais alors que je devrais peut-être y aller plus souvent. Et voilà que je découvre que le temps que nous passions à jouer fébrilement devant l'ordinateur durant les rares heures creuses, loin d'être futilement gaspillé, était en fait thérapeutique! Génial. Je ne vous dirai pas précisément pourquoi j'ai tout à coup l'impression d'avoir été sauvée par le Tetris. C'est qu'on voit dans les urgences extra-hospitalières des situations que je ne peux pas vous raconter: après tout, qui me garantirait que vous avez le jeu adapté sous la main...?
Quand l'altruisme est dans notre intérêt
C'est l'histoire de divorce la plus sanglante et la plus incroyable de ces derniers temps.
Un chirurgien, qui a fait don d'un de ses reins à son épouse en 2001, demande qu'elle le lui rende ou lui verse plusieurs millions de dollars.
Bon, elle l'aurait trompé, et c'est elle qui aurait demandé le divorce. En plus les négociations de garde parentale seraient dures. Des circonstances où bien des gens se fâchent en effet. Et avancent même des choses absurdes pour négocier.
Mais au delà du côté vaudeville-fiction, cette histoire touche et questionne. Donner un rein, c'est un des exemples de générosité altruiste par excellence. Mais pourquoi est-on généreux? En l'occurrence, le mari fâché déclare que sa première priorité était de sauver la vie de sa femme, mais que comme ses problèmes de santé pesaient sur leur mariage, il était content de pouvoir en même temps améliorer la situation de leur couple. Altruiste? Égoïste? Généreux? Pragmatique? Éthique ou pas éthique? Un peu de tout ça? Cette histoire illustre bien à quel point ces catégories peuvent être simplistes.
Parce que finalement, le mariage est un petit peu censé être un terreau fertile à ce qu'un terme technique appelle l'altruisme réciproque. En termes biologiques, l'altruisme réciproque c'est une 'aide proposée à perte et sans condition par chacun des organismes, et créant un bénéfice commun'. On relève aussi 'qu'un geste altruiste qui coûte trop en l'absence de bénéfice fini par disparaître' A chacun de juger selon ses causes de disputes à quel point ce calcul peut être précis...
Tout ce que l'on fait au nom des liens qui nous unissent avec d'autres humains (espèce sociale oblige), peut être à la fois généreux et dans notre propre intérêt. Du coup on a tendance à être plus généreux avec nos proches. Moment d'honnêteté totale: je donnerais un organe à un membre de ma famille, si c'était nécessaire, ou à d'autres personnes très proche, mais à un passant? Malgré des exceptions retentissantes (qui pour certains représentaient d'autres intérêts), et qui suscitent une de ces discussions de bioéthique moins connues, la plupart des gens ne le feraient pas. J'en fais partie. Si vous avez besoin d'un rein et que je ne vous connais pas, ne m'appelez pas. Prétendre le contraire serait hypocrite.
Ce qu'on fait au nom d'un lien, parce qu'on aime quelqu'un, parce que son intérêt fait partie du notre, est parfois très difficile à distinguer de ce que l'on fait parce qu'on s'y sent forcé par quelqu'un d'autre. C'est là une des difficultés à protéger la liberté des donneurs vivants d'organes; une des difficultés classiques de l'éthique clinique. Pour les personnes intéressées, il y a des commentaires sur ce point ici, ici, et ici. Mais on voit aussi du coup à quel point c'est dur aussi pour cela quand un lien se coupe. On ne divorce pas d'avec ses parents, sa fratrie, sa descendance, mais on divorce assez souvent d'avec son conjoint.
Et l'altruisme réciproque n'est qu'un exemple parmi d'autres. Même des expressions comme 'je ne pourrai plus me regarder dans le miroir si je fais ça' montrent à quel point une forme de considération pour notre intérêt est au cœur-même de ce que nous considérons comme le plus moral en nous. Et comment en serait-il autrement? Un monde où notre souci de nous et notre souci d'autrui serait complètement séparé, eh bien il serait bien différent, et sans doute pas en bien.
En fait, c'est l'opposition de ces deux catégories qu'il faut revoir. Ou alors l'idée que quelque chose que je fais dans mon propre intérêt aussi, est forcément égoïste. Pas au sens moral en tout cas. De plus en plus, il s'avère que pour les membres de l'espèce interdépendante que nous sommes, une bonne dose d'altruisme fait partie de notre intérêt bien pensé. Cela vous rappelle quelque chose? Pour Adam Smith, 'nous n'attendons pas notre dîner de la bienveillance du boucher ou de celle du marchand de vin (...) mais de la considérations qu'ils ont de leur propre intérêt'. Et bien ici c'est l'autre face de la pièce, le contraire qui est aussi vrai. Il se trouve que nous nous portons mieux, donc que nous servons mieux notre propre intérêt, si nous collaborons avec d'autres, donc si nous tenons compte d'eux, si nous sommes honnêtes et donc fiables, ou du moins si nous en avons la réputation.
Mais il se trouve que faire semblant est une stratégie coûteuse, donc pas toujours intéressante même si l'on est cynique.
Cette interface entre ce que l'on fait pour soi et ce que l'on fait pour d'autres, une équipe de chercheurs dirigés par Ernst Fehr à l'Université de Zurich s'y penche avec des résultats fascinants dont certains ont été résumés récemment par la TSR (la vidéo est ici). Non seulement le fair-play joue un rôle d'autant plus important que le contexte fait compter la coopération entre individus, mais nous sommes prêts à nous mettre à mal nous-même pour pouvoir exercer la punition altruiste: dépenser quelque chose pour punir ceux qui pourraient contribuer, mais choisissent de profiter sans le faire.
C'est donc toutes les idées qui isolent trop nettement ce que l'on fait pour soi et ce que l'on fait pour d'autres qu'il faut revoir. L'homo oeconomicus des théories classique est un exemple. Il y en a d'autres.
Si je pouvais savoir ce que tu penses...
Et si je pouvais ajouter à mon portable une fonction qui me permette de savoir ce que pensent les personnes qui m'entourent? Heureusement, c'est de la science-fiction. Mais l'émission '60 minutes' évoquait tout récemment les progrès, et les questions bioéthiques, des technologies qui permettent peu à peu d'identifier ce que pense une personne. Bijou, caillou, genou, joujou, tout ça l'ordinateur relié à un appareil d'Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle le devine avec une fiabilité désarmante. En regardant quelles parties du cerveau 'travaillent' et comment, à un moment donné, et en comparant entre elles une multitudes de données semblables.
On parviendrait même à distinguer et situer des choses comme la bonté, l'hypocrisie, l'amour. Au secours! Voilà des trucs dont on a sans doute pas envie de se faire dire que c'est un état identifiable de notre cerveau (et pourtant comment cela ne le serait-il pas?). Et on est surtout pris d'un vertige à l'idée de ce qui pourrait advenir si chacun avait sur soi un appareil capable de voir tout ça.
Heureusement, pour le moment pour que ça marche un tant soit peu il faut se mettre dans une IRMf. C'est à dire dans une grosse machine qui fait du bruit. Impossible de faire ça à votre insu, donc. A moins de vous mettre sous narcose, ce qui fatalement changera ce que vous serez en train de penser. Mais on travaille déjà sur des technologies qui pourraient permettre de faire la même chose à une petite distance, insensiblement...
Angoissant? Décrit comme ça, sans doute. Mais minute: n'a-t-on pas déjà une technologie parfaitement opérationnelle dans laquelle les gens indiquent complètement volontairement à quoi ils pensent en temps parfois presque réel? Facebook, MySpace, Twitter et compagnie semblent mettre à mal l'idée que la vie privée serait si précieuse que ça. Sauf que pas vraiment. Quand un politicien dit dans une série télévisée 'permettez-moi d'être parfaitement honnête', on sait qu'il faut se méfier. Étendre l'interaction sociale au virtuel ne suffit pas à changer une donnée de base: plus on révèle 'tout', plus l'importance stratégique de ce que l'on révèle ou non grandit. Imaginez une seconde que tout lien internet permette à chacun de lire ce que vous pensez vraiment et il n'y aura sans doute plus que quelques enthousiastes invétérés en ligne.
Évidemment, la technologie qui permet d'identifier ce qu'on pense, plein de gens y sont intéressés. Sécurité, tribunaux, mais aussi marketing bien sûr. Imaginez qu'on puisse savoir si vous avez déjà été sur un lieu de crime, ou si vous détestiez votre vieille tante acariâtre et riche, ou si vous ne savez pas résister à un jingle qui aligne des mi bémols, au goût de la cerise, à un certain bruit de 'crunch' que fait cette sorte-là de biscuits...Il y a jusqu'aux parents qui pourraient vouloir savoir lequel de leurs enfants a bugné la voiture.
Et du coup c'est important de se rendre compte que pas mal de ce joli monde commet des erreurs. En réalité, ceci n'est pas (encore?) une science aussi exacte que les images ne semblent le sous-entendre. Un cancérologue a dit un jour qu'on savait guérir tous les cancers, pourvu que vous soyez une souris. Et bien ici, on sait identifier certaines de vos pensées, pourvu que vous pensiez le genre de chose qu'on a prévues, et que vous vous trouviez dans un laboratoire. Même si l'on voit déjà de la publicité pour des techniques (soit-disant 'sans biais') de détection de mensonge, mentir sur commande dans un laboratoire n'a pas grand chose à voir avec un mensonge 'pour de vrai', dont je pense qu'il sert réellement mon intérêt.
A ce stade, en fait, les applications pratiques sont pseudoscientifiques. Ça fait d'autant plus froid dans le dos quand on voit des personnes effectivement condamnées sur la foi d'un enregistrement de leur fonctionnement cérébral. Mais la beauté des images, et le terme de 'lire dans le cerveau' prêtent une crédibilité très -trop- importante même à des applications non démontrées. Du coup, on voit qu'il y a deux types de danger: que ça marche et l'usage qu'on pourrait en faire, mais aussi que ça ne marche pas et l'usage qu'on en ferait de toute manière.